| Bénédicte Vergez-Chaignon Vichy en prison - Les épurés à Fresnes après la Libération Gallimard - La suite des temps 2006 / 24.90 € - 163.1 ffr. / 424 pages ISBN : 2-07-076209-2 FORMAT : 15,5cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
On a parfois de la peine à envisager les années de limmédiat après-guerre : si lépuration (légale et sauvage) est une réalité, elle demeure toutefois difficile à saisir, à lexception de quelques cas plus médiatisés (Laval, Pétain, Brasillach
). A quoi aura ressemblé cette justice dEtat dans laprès guerre ? Quel fut le destin immédiat des hommes de Vichy, dans les geôles où passèrent leurs vainqueurs ? Avec Vichy en prison, sous la plume de Bénédicte Vergez-Chaignon, on rentre dans les aspects les plus prosaïques de la Libération, à savoir larrestation, lenfermement et le procès des nombreux acteurs de lEtat français : des aspects essentiels pour appréhender un climat, une atmosphère particulière, comprendre des individus, lhumeur dune société, lélaboration dune «paix de justice» dans une période troublée.
Bénédicte Vergez-Chaignon avait déjà livré un très réussi Dr. Ménétrel, puis elle a collaboré au bel ouvrage, dirigé par R. Belot, sur Les Résistants. Avec ce nouvel opus, qui finalement prolonge les précédents, elle a choisi un angle original, celui de la cohabitation, au sein de la prison de Fresnes, dune communauté huppée de vichyssois, élites et lampistes réunis (mais pas mélangés : les «politiques», destinés à la Haute Cour, jouissent dune étage particulier) dans une même opprobe, et désormais face à leurs juges (lesquels, sont parfois ceux qui siégaient à Riom
Certes, lironie fut souvent soulignée par les avocats, mais elle dévoile les limites de lépuration judiciaire). Langle est original en ce que l'auteur entreprend de décrire une ambiance confinée, entre inquiétude, angoisse, stratégie dévitement, plaidoyer ou apologie de la collaboration. Partant des carnets du Dr. Ménétrel, médecin et confident de Pétain, quelle a bien étudiés, lauteur nous fait entrer dans la prison de Fresnes. On y croise du beau monde : Laval remâchant sa plaidoirie, Darnand à la recherche dun avocat, Brasillach prêt à défendre son bilan «intellectuel», Bousquet fourbissant son «passé de résistant», Flandin soulagé de recevoir un brevet de résistentialisme inespéré, Brinon qui tente de distinguer bonne et mauvaise collaboration
lensemble mêlé au tout venant de la collaboration et du crime.
Et lexistence sorganise, chapitre par chapitre, comme une «vie quotidienne» : car il faut vivre en prison où la nourriture, en ces temps de pénurie, est peu satisfaisante pour un notable, sans parler de lhygiène, du froid hivernal, de la promiscuité
(y compris avec des adversaires politiques
mais la prison réconcilie), sy occuper (gare au cafard), y nouer des relations (même avec les gardiens, prêts à fermer souvent les yeux et à se serrer les coudes en cas dinspection de députés), y travailler (à des mémoires apologétiques comme à un improbable dossier en défense), y refaire le monde au sein dun dernier carré de fidèles en plein délitement (surtout, ne pas apparaître aux côtés des pestiférés comme Darnand ou Bucard, condamnés davance). Et puis il faut trouver un avocat (dilemme : un résistant ou un sympathisant, un ténor ou un jeune davenir ?), communiquer avec la famille, les relations (et de préférence discrètement), préparer le procès, le face-à-face avec le tribunal (et, pour le gratin, la haute cour et ses députés communistes, dautant plus agressifs que le souvenir du pacte germano-soviétique demeure), élaborer une stratégie (parler, se taire, jouer labsentéisme victimisateur, comme Laval, attaquer la légitimité des magistrats au nom de critères parfois improbables comme Xavier Vallat, qui récuse M. Kriegel-Valrimont en tant que juif
). La prison, le procès, les rumeurs structurent désormais lexistence de chaque détenu. Et puis les peines tombent, dont la mort, avec son rituel si particulier (on entonne «ce nest quun au revoir», manière de dédramatiser), qui simpose à tous. Et peu à peu, les Français se désintéressent, alors que lIndochine sagite et que le monde change. Louvrage sachève sur la fin des années cinquante : celles des lois damnistie dune part (1951, 1953, 1959) et dun retour à la vie normale qui touche même les contumax. La Libération est terminée.
Elaboré à partir de sources diverses (archives judiciaires et pénales, mémoires et récits autobiographiques des principaux acteurs accusés, avocats, députés, aumôniers
- papiers privés ou publics) et utilisant de manière ample une bibliographie étendue, cette belle analyse historique sinscrit dans un courant renouvelé détudes sur lépuration. En effet, depuis quelques années, cette dernière est dactualité : après le beau colloque publié sous les auspices de M.-O. Baruch (Une poignée de misérables, Fayard), on lira avec passion cet ouvrage bien écrit, comme un tableau de lépuration. Car il va bien au-delà dune simple chronique carcérale (déjà intéressante en tant que tranche de vie et dintimité, comme les Entretiens de Nuremberg, annotés par R. Gellately sur les dirigeants nazis dans le procès de Nuremberg, tiré des carnets du Dr. Goldenhson).
En fait, cest une chronique de lépuration légale vécue par les épurés eux-mêmes. Cest Vichy dans laprès guerre, cest Fresnes, ses cellules, son infirmerie, ses petites magouilles, mais également la haute cour, les tribunaux en général, le milieu des avocats. Louvrage se situe au confluent de lhistoire des sociabilités, de lhistoire politique et de lhistoire juridique. Surtout, il savère dune lecture très agréable, tant la plume de lauteur est fluide et sait, dune anecdote, dun fait, élaborer une analyse, expliquer un processus ou une décision judiciaire. Justice est faite.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 19/06/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Le docteur Ménétrel de Bénédicte Vergez-Chaignon Une poignée de misérables de Marc-Olivier Baruch , collectif Les Entretiens de Nuremberg de Léon Goldensohn | | |