| Daniel Pennac Le Dictateur et le hamac Gallimard - Folio 2003 / 6.80 € - 44.54 ffr. / 409 pages ISBN : 2-07-030705-0 FORMAT : 11x18 cm
Première publication : Mai 2003 (Gallimard). Imprimer
Ce serait lhistoire dun romancier pas tout à fait amnésique qui indiquerait scrupuleusement à son lecteur les ficelles de sa Création, comme le brouillon propre dun roman en train de se faire. Alors, ce nest pas tout à fait un roman. Cest autre chose. Il y a de lautobiographie dans cette narration. Lauteur raconte et se raconte, ou plutôt, raconte le roman dans sa construction. Mais ce nest pas une autobiographie. Le dictateur et le hamac nappartient pas au genre classique, et proustien par excellence, de lautobiographie romancée. Il y a certes de lautobiographie. Lauteur dit «je» en tant quauteur et acteur et non que simple narrateur ou héros. Mais la fantasmagorie lemporte.
Le roman est présent, avec ce goût décidément sud-américain de lépopée, entre réalité et absurdité cocasse. La fantasmagorie, cest lhistoire de ce dictateur dopérette, entre Chaplin, un Mussolini version Comedia dellarte et ces généraux latins qui, de nos latitudes, peuvent faire sourire. Manuel Perreira da Ponte Martins est le nom de ce despote cruel et grotesque
et celui de la nuée de sosies qui jouent son rôle sans réussir à jouer le leur propre pendant que lui vaque à des amours européens. Derrière Pennac, il y a alors du Garcia Marquez, du Allende, du Roa Bastos, comme si lAmérique latine, ce continent à la fois proche et lointain, guidait les plumes des auteurs qui sy frottent pour en faire jaillir de merveilleuses invraisemblances, des récits où lhistoire décidément tragique sédulcore dans les folies féeriques, mythologiques, en un mot, romanesques, de ses acteurs.
Mais Le dictateur et le hamac nest ni un roman ni une autobiographie. Cest un roman qui se raconte, un «auto-roman» pourrait-on dire, tel quon en voit fleurir de plus en plus sur les étals des libraires. On pense au Testament à langlaise de Coe, à La tache de Roth, à Une voix dans la nuit de Maupin. Dans chacun de ces romans dun nouveau genre, le narrateur est aussi le romancier qui explique la genèse de son uvre. De plus en plus, le roman dit «je».
Pennac nous invite dans cette aventure en nous suggérant les ficelles de sa mise en scène. Lintrigue se déroule. Elle est prenante en soi. On suit volontiers ces personnages hollywoodiens et homériques, leurs périples dune terre à lautre, leurs déboires. On retrouve avec le même plaisir lentraînante vitalité des récits de Pennac. Malaussène est absent ; Pennac est bien là. La profonde humanité de ses héros, leurs contours attachants et sympathiques, les peintures saisissantes des cadres, des hommes, tout ce qui fait la beauté atemporelle des romans de Pennac le signe dune uvre qui durera se retrouve ici.
Bien plus saisissante est cependant lautre aventure, celle qui constitue la matrice de la première, lhistoire dune uvre en train de se faire. «Les sédiments de la vie», «la part romanesque» des amis qui aident l'auteur à découper ses "tranches de réel", leffort de la documentation, les lectures nombreuses, dévorées, digérées, assimilées (Pennac cite dailleurs Roth et Coe
), une culture accumulée, considérable, et cette qualité de lécrivain, lamour propre qui le situe dans cet entre-deux impossible, à mi-chemin entre la soif de reconnaissance et le désir de fuite (le Brésil, son exotisme), tout ces éléments parrainent le roman en train de se faire. Lauteur, démiurge, coud ensemble ces bouts de vérité, ces morceaux imaginés, les bribes dune culture, pour en faire une uvre. Il a pour cela son talent et, surtout, son style.
Alors le lecteur accompagne son auteur avec un plaisir quil ne saurait dire. On croirait au début que Le dictateur et le hamac est un roman bâclé que lauteur, pressé par son éditeur, aurait simplement agrémenté du récit de sa grossesse. Et puis, on réalise que lon a affaire à un véritable genre littéraire. Une invite au plaisir des mots et de lécriture. Sur le socle marmoréen, infrangible, de sa culture et dune langue admirablement maîtrisée, Pennac danse un tango littéraire. Il samuse. Comme les enfants avec trois-fois-rien, il recrée un univers entier à partir de sa vie et de son imaginaire. Il façonne le récit comme on coudrait un patchwork. On saisit alors dautant mieux le pouvoir de lécriture, la force des mots, qui, par la magie de lauteur démiurge, transmettent chez le lecteur des images et des émotions, des moments, des pensées. Et lon comprend alors que ce dictateur dans son hamac, cest cet écrivain démiurge, ce despote éclairé et humaniste qui édifie à son image un monde quil offre ensuite aux autres.
Bruno Portesi ( Mis en ligne le 05/05/2005 ) Imprimer | | |