| Un entretien avec Isabelle Sorente (novembre 2003)
Bibliographie :
L, roman, Lattès, 2001
Hard Copy, théâtre, Actes Sud, 2001
La Prière de septembre, roman, Lattès, 2002
Le Coeur de l'ogre, roman, Lattès, 2003
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A trente-trois ans, Isabelle Sorente a publié à la rentrée son troisième roman, Le Cur de logre, chez Lattès. Ce texte inspiré, étonnant, qui traite de la question du mal et de la force vitale à travers le personnage de Gilles de Rais, nous a donné envie den savoir un peu plus sur son auteur
Parutions.com : Quest-ce qui vous pousse à écrire ? Poursuivez-vous un projet à travers vos livres ?
Isabelle Sorente : Oui, jai un projet philosophique, qui serait dexplorer et de défendre une pensée de la métamorphose. Jessaye de traduire par des histoires les questions qui me travaillent. En même temps, lécriture est pour moi un mode de fonctionnement, un art de vivre, la façon de « digérer » ce qui marrive. Il sagit dabord de bien vivre avant de bien écrire.
Parutions.com : Dans vos deux premiers romans, on est face à des personnages « inadaptés », immobiles : Lucrèce agressée par la société dans L, Pierre le glaçon dans La Prière de septembre. Dans Le Cur de logre, en revanche, on sent davantage un appel au mouvement, à lélan vital au sens propre
Isabelle Sorente : Je travaillais déjà sur Le Cur de logre pendant que jécrivais L et La prière. Dans ces deux romans, il sagit de montrer des personnages qui ne bougent pas, coincés, enfermés dans les cases impitoyablement restreintes dune société entièrement tournée vers la rentabilité. Parler de lélan vital, saisir la métamorphose à luvre dans un corps, dans une tête, cétait plus difficile, plus long. Parce quil fallait inventer une forme qui fasse ressentir lenthousiasme, les élans imprévisibles de lesprit humain, ce don complexe, débordant, parfois douloureux de lesprit humain ! Bref ne pas seulement parler de la métamorphose, ou de lélan vital mais le faire ressentir à la lecture.
Parutions.com : Le thème des morts-vivants est récurrent dans vos trois romans, plus ou moins explicitement. Est-ce une angoisse personnelle, ou une figure qui vous semble symptomatique de notre époque ? Lennui des morts-vivants est-il moderne ?
Isabelle Sorente : Le mort-vivant me semble en effet symptomatique de notre société. On na jamais autant parlé dindividualisme quaujourdhui, mais sérieusement, combien dindividus réels rencontrez-vous dans une journée ? Comment ressentir, comment réfléchir, comment jouir bref comment vivre quand on na jamais le temps, quand le rare temps soi-disant « libre » est immédiatement converti en loisirs ? Je crois que notre société fabrique beaucoup de morts-vivants, ou plutôt de gens qui ne commencent jamais à vivre. Il faut vraiment lutter pour naître, et cela na rien à voir avec la date de naissance marquée sur notre état civil ! Je suis assez terrifiée par le fait divers de Colombine, raconté par Michael Moore puis par Gus Van Sant dans Elephant. Pour moi, les deux criminels sont totalement désespérés. Cest une condamnation sans appel de leur société, de leur mode de vie. Comme sils partaient du principe que tout était déjà mort. Je pense que les espaces poétiques, les espaces de création ne cessent de rétrécir. Cest contre ce rétrécissement, contre le désespoir quil provoque quil faut lutter.
Parutions.com : Quavez-vous contre les livres de développement personnel, plusieurs fois épinglés sous votre plume ?
Isabelle Sorente : Ce que je naime pas, cest la « mode psy » (je nai rien contre les démarches réelles, jai moi-même fait une analyse), et cette imposture qui tendrait à faire croire quon peut, en un stage de week-end ou en lisant un bouquin, remplacer un questionnement censé durer toute la vie ! Un parcours initiatique digne de ce nom ne se cale pas dans un agenda. Là encore, là surtout, il ne faut pas tomber dans le piège de la « rentabilisation ».
Parutions.com : La sexualité est très présente dans vos livres, de manière crue, évidente. Elle nest pas esthétisée, et pourtant belle dans sa vanité parfois. Quel regard portez-vous sur lutilisation, le prétexte de la sexualité, dans les médias, la publicité, la littérature ?
Isabelle Sorente : Pour moi la sexualité, y compris dans sa vanité, y compris dans ses ratés, est du domaine du sacré. Un des hauts lieux de la métamorphose. Lamour physique est une des portes vers la grande joie de vivre, la grande joie dêtre humain. Je pense que tout discours visant à faire croire que lamour physique est au choix, triste, ennuyeux, morose, dégoûtant, mécanique, etc
est au moins dangereux, peut-être criminel. Cest condamner la porte vers le sacré, casser lenthousiasme du corps. Ensuite, évidemment, il ny a plus quà aller faire du shopping.
Parutions.com : Le Cur de logre est un roman atypique, mêlant théâtre, journal, essai
Les contours du roman vous semblent-ils étroits pour la parole que vous voulez porter ?
Isabelle Sorente : Lidée cétait dutiliser lespace romanesque pour faire ressentir la diversité, la métamorphose de lintérieur. Un peu ce quon peut ressentir dans des variations en musique ou dans un triptyque en peinture. Doù cette forme atypique. Le roman permet daccueillir cette forme ! Le roman est un espace infini, ou plusieurs personnages, plusieurs voix, plusieurs formes peuvent sexprimer contrairement à un essai, ou à un témoignage où ne se fait entendre quune seule pensée ou une seule histoire. Javais envie dutiliser toute la liberté du roman, un peu comme quand on se dit quon nutilise que 10 % de son cerveau. On rêverait de lutiliser plus follement, non ?
Parutions.com : On sent dans votre dernier livre un souffle dabsolu : le bien, le mal, le sacré se mêlent, dans une même fascination, un même vertige. Pour un lecteur sensible au « religieux », cest presque un vent violent qui balaye la lourdeur du dogme. Je crois savoir que vous êtes croyante. Gilles de Rais, inspirateur de votre roman, pourrait-il être une figure biblique ?
Isabelle Sorente : Je crois en Dieu, en la Vie, au-delà de tout dogme. Ma façon dexprimer ma foi, ce serait daccueillir la vie sous toutes ses formes, humblement, à travers toutes ses métamorphoses. Peut-être est-ce une foi un peu shivaïte, quimporte. La question morale demeure : que faire des formes monstrueuses ? Cest un des thèmes du livre. Gilles de Rais, figure biblique, je ne pense pas. Cest dabord lauteur de crimes abominables. Mais figure mythique, archétype, oui, certainement. Il sest dailleurs confondu au mythe de Barbe-Bleue.
Parutions.com : Quelles lectures vous ont nourrie ?
Isabelle Sorente : Il y en a beaucoup, je suis une boulimique de livres ! Alors disons Les Hauts de Hurlevent, qui mont bouleversée à ladolescence. Sade, bien sûr, en particulier pour Les 120 journées de Sodome. Et aussi pour lhumour. On oublie souvent lhumour de Sade, dévastateur certes
Et puis Henri Michaux, tous les livres dHenri Michaux. Tous ceux-là mont nourrie.
Parutions.com : Dans quelle filiation littéraire ou artistique aimeriez-vous que lon vous situe ?
Isabelle Sorente : Peut-être du côté de Michaux, justement, et de Georges Bataille, pour la démarche expérimentale, lexpérience intérieure. Ce que Michaux fait avec les drogues ou Bataille avec lérotisme, jai essayé de le faire avec logre. Sinon, je suis un écrivain philosophe, je me sens dabord engagée dans une démarche ontologique. Ma quête est dabord celle dun art de vivre.
Parutions.com : Y a-t-il un prix littéraire que vous aimeriez inventer ?
Isabelle Sorente : Oui ! Celui où le lauréat devrait donner tous ses droits dauteurs pour servir une cause de son choix. Humanitaire, grande fête dune nuit
Suivant son inspiration. Le prix du don.
Parutions.com : Imaginons que vous soyez lhéroïne dun conte cruel. Lassitude, insensibilité ou implacable lucidité : si lun de ces mauvais sorts devait vous être jeté, lequel choisiriez-vous ?
Isabelle Sorente : Je choisirais l'implacable lucidité. Mais cette lucidité-là, n'est-ce pas justement celle de la joie, la joie crue, parfois cruelle comme vous le dites, la joie de vivre exposée à tous les hasards, les dangers et les cadeaux de la vie ?
Parutions.com : Quaimeriez-vous que vos lecteurs se disent en refermant vos livres ?
Isabelle Sorente : Quils ont voyagé.
Parutions.com : Pouvez-vous nous parler un peu de votre prochain ouvrage : roman, pièce de théâtre
?
Isabelle Sorente : Un roman. Il est en cours mais je préfère ne pas en parler pour linstant. Moins jen parle, plus jécris !
Parutions.com : Que peut-on vous souhaiter pour demain ?
Isabelle Sorente : Un oui. Un grand oui à la vie. On est toujours tellement trop craintif, tellement trop petit devant la vie.
Propos recueillis par Anne Bleuzen le 18 novembre 2003 ( Mis en ligne le 19/11/2003 ) Imprimer
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