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Les Silences de Marcel Aymé
Les Silences de Marcel Aymé - par André Beucler


Droits de reproduction et de diffusion réservés © Roland et Serge Beucler 1998
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Il arrivait à Marcel Aymé d'assister à une conversation sans desserrer les dents. Un léger oui de temps à autre, ou plus souvent un non à peine perceptible. Il lui arrivait également de se prêter à une interview sans souffler mot, se bornant à répondre par jeux de physionomie et moues diverses. Il s'était rendu aussi célèbre dans le monde des lettres, par ce comportement, que par ses nouvelles et ses romans, qui avaient fait de lui en quelques années un écrivain considérable et sans cesse confirmé ; l'auteur dramatique jouira à son tour de la même renommée. Mais le mutisme qu'il avait adopté, soit par timidité, soit par fine prudence, soit par souci d'équilibre émotionnel n'allait pas sans créer parfois de plaisants et mystérieux malentendus.

J'en citerai deux exemples typiques :
Alors que sa pièce Lucienne et le boucher allait atteindre la centième représentation, André Gide manifesta un jour le désir de la voir et le fit savoir au théâtre du Vieux-Colombier, où il se sentait toujours un peu chez lui. Très satisfait de ce qu'il avait vu et entendu, Gide ne résista pas au plaisir d'aller féliciter Valentine Tessier dans sa loge, et là, par chance, la charmante comédienne, radieuse comme toujours, lui présenta Marcel Aymé, entré par hasard selon son habitude. Enchanté de cette rencontre inespérée, car il ne connaissait même pas l'auteur de vue, Gide s'empressa de le complimenter, en mettant l'accent sur les moments de la pièce qui l'avaient particulièrement enchanté et réjoui. Marcel Aymé ne réagit pas, Gide insiste, vante les qualités du dialogue, l'originalité de l'intrigue, le développement subtil du thème proposé, l'excellence de la distribution et la légitimité du succès. Marcel Aymé ne réagit toujours pas. Il rougit un peu, hoche vaguement la tête, mais ne tente à aucun instant de s'exprimer. Si bien que Gide, assez perplexe, tend sa main, prend congé de l'actrice et disparaît lentement. Le lendemain, dans le bureau de Gaston Gallimard, qui devait me le répéter le soir même, Gide, toujours préoccupé, ne manqua pas de raconter la chose, telle qu'il l'avait vécue et finit par conclure, non sans désappointement : "Je crois que Marcel Aymé n'aime pas ce que j'écris !" Ce qui était inexact, car l'auteur de la Jument verte appréciait beaucoup celui de Paludes et des Faux-Monnayeurs. Mais comment savoir ? Et le silence les sépara définitivement, ce qui est regrettable, car les deux hommes eussent pu, à l'occasion, échanger des propos pour le moins singulièrement inattendus.

Passons au second épisode, plus révélateur encore, mais aussi péremptoire :
Marcel Aymé fut un jour reçu dans les studios de Neubabelsberg par Raoul Ploquin, alors directeur de la production française de la U.F.A., qui avait à lui proposer d'écrire le dialogue d'un film. Marcel Aymé ne disait pas qu'il acceptait, mais ne disait pas non plus qu'il refusait. Il ne disait rien... Il écoutait sans écouter, tout en écoutant, comme toujours, ses lourdes paupières tantôt soulevées, tantôt baissées. Raoul Ploquin lui raconta longuement le scénario, qui, selon lui, semblait avoir été conçu sur mesure pour l'auteur de La Tête des autres. Il lui donna certaines précisions techniques, lui parla de la distribution qu'il envisageait, lui nomma le metteur en scène et ne lui cacha pas que, étant données les conditions dans lesquelles se présentait sa réalisation, le film avait toutes les chances d'être accueilli avec enthousiasme par le public. Marcel Aymé, immobile, silencieux, continuait d'écouter de toute son attitude mais ne répondait rien. A un moment, une secrétaire apporta le courrier à signer. Raoul Ploquin pria Marcel Aymé de l'excuser quelques instants et se mit à examiner le dossier déposé sur son bureau. Marcel Aymé fit quelques pas dans la pièce et finit par s'approcher d'une fenêtre ouverte sur le vaste territoire des studios de la U.F.A. Il faisait une chaleur accablante. Affen Hitze, disent les Allemands. Quand Raoul Ploquin eut signé une dernière lettre, il referma le dossier et vit Marcel Aymé revenir prendre sa place devant le bureau, où il murmura : "On doit patiner beaucoup ici, l'hiver !" C'est tout ce qu'il déclara ce jour-là. Le film ne fut d'ailleurs pas tourné. Mais notre ami chercha-t-il à le savoir ?

Pour beaucoup de ses amis, comme André Salmon par exemple, Marcel Aymé était un réfractaire passif qui ne manifestait sa résistance à l'autorité du prince, que dans ses livres, toujours avec humour et même joyeux enthousiasme, ce qui ne la laissait pas apparaître au premier abord. Pour Pierre Bost, c'était un réfractaire innocent, mais perpetuellement indigné par l'atmosphère trouble et souvent scandaleuse de la société contemporaine, déjà jugée par Huysmans, Laurent Tailhade et Anatole France : indigné par l'imposture, l'avilissement, les compromissions, les abus et les accomodements perfides d'un monde qui semble au bord de la décharge de ses cellules nerveuses. Cet homme presque figé mais tout bouillant de révolte cachée, n'était ni un moraliste ni un philosophe, tout simplement un excellent romancier naturaliste, qui "dirigeait doucement ses lecteurs" au-delà des limites du vraisemblable. Un observateur sans obsession idéologique, mais précis, ensorcelant, acéré, maître d'une prose de grande envergure, heureux au milieu des paradoxes, comme s'il avait été personnellement visé par ce propos d'Alain : "Le grand fait de l'histoire humaine est que les hommes ont cru bien plutôt ce qu'ils entendaient raconter que ce qu'ils voyaient et touchaient."

Mais ce rebelle si doué, si heureux dans son for intérieur, ne s'obstinait pas à rester muet pour tout le monde. Quand il se sentait dans le vrai de la confiance et de la loyauté, il parlait. Il se dévoilait. Il pouvait même être prolixe, comme il le fut souvent avec Pierre Bost, avec moi, et avec Roger Giron à qui il exposa un jour ce qu'il avait voulu faire en écrivant La Jument verte. "C'est l'histoire d'un amour entre deux familles d'un village français. Je l'ai contée à gros traits, aussi gros que j'ai pu, car il ne s'agissait pas d'une étude psycho-hérédo-pathologique comme la plupart des romans d'aujourd'hui écrits sous le contrôle de Dr Freud. J'ai d'abord voulu rire à des souvenirs." Ainsi apparaît derrière le révolté timide, le contempteur silencieux de notre société agonisante au milieu de ses erreurs et de ses écarts, un homme souvent radieux, bienveillant, clément et tendre. On peut seulement regretter qu'il ne se soit pas senti à l'aise, en maintes occasions, devant des interlocuteurs qui, comme lui, étaient pour l'ordre, la salubrité et la joie de vivre sur le bon chemin.


André Beucler
( Mis en ligne le 26/10/1998 )
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