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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
| Eschyle Les Suppliantes Les Belles Lettres - Classiques en poche 2003 / 6 € - 39.3 ffr. / 98 pages ISBN : 2-251-79973-7 FORMAT : 11x18 cm
Edition bilingue.
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne (mémoire sur Les représentations du féminin dans les poèmes dHésiode) et dun DEA de Sciences des Religions à lEcole Pratique des Hautes Etudes (mémoire sur Les Nymphes dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia, il est actuellement professeur dhistoire-géographie. Imprimer
La collection de poche bilingue des Belles Lettres nous offre, après Les Sept contre Thèbes (n°7) et Les Perses (n° 55), une troisième tragédie du plus ancien des dramaturges grecs dont nous ayons conservé les écrits, Eschyle. On attend maintenant avec impatience le Prométhée enchaîné et la trilogie de lOrestie pour disposer du théâtre complet de cet auteur majeur dans une collection à bon marché, avec en prime le texte grec. Une aubaine pour les étudiants hellénistes ! Lintérêt est dautant plus grand que, si le texte et sa traduction sont ceux, déjà anciens, de Paul Mazon, lutile introduction et les notes de Jean Alaux sont beaucoup plus récentes. On y trouve également en annexe un extrait du Prométhée enchaîné (sans le texte grec) faisant référence à Io, lancêtre des héroïnes des Suppliantes, qui permet dintéressantes comparaisons, ainsi quune bibliographie de six pages et un tableau généalogique des protagonistes de la pièce.
Lintroduction de Jean Alaux présente dabord le contexte historique des Suppliantes, et expose rapidement le débat sur la place de cette pièce dans une tétralogie (dont les trois autres parties, deux tragédies et un drame satyrique, ont été perdues) sur les Danaïdes. Il sattache à analyser ensuite le refus des Suppliantes, faisant un parallèle intéressant avec leur aïeule Io (doù la présence de lannexe), pour terminer sur linterprétation du mythe.
Le titre de luvre doit son nom au chur des Danaïdes, venues dEgypte à Argos, pour échapper à un mariage forcé avec leurs cousins, les fils dEgyptos, frère et rival de leur père Danaos. Le choix dArgos nest pas dû au hasard : cest la patrie dorigine de leur ancêtre Io, amante de Zeus transformée en génisse à cause de la jalousie dHéra, et qui a connu bien des tribulations avant la délivrance sur les bords du Nil.
Danaos et ses filles sont venus demander asile et protection à la cité dArgolide où leur famille trouve ses origines. Accueillis par le roi Pélasgos, ils sont finalement admis dans la cité au titre de métèques. Un héraut égyptien vient réclamer les Danaïdes au nom dEgyptos à la fin de la pièce, mais il est chassé par le roi et le menace de représailles guerrières. Dans la suite perdue de la trilogie, les filles de Danaos se voyaient contraintes dépouser leurs cousins à lissue dune guerre entre Egyptiens et Argiens, où Pélasgos fut vaincu. On sait que la nuit de noces venue, elles égorgeaient leurs époux, à lexception dHypermnestre, éprise de son cousin Lyncée. La trilogie sachevait par une sorte de réconciliation politico-sexuelle : les Danaïdes consentaient à épouser des Argiens, et Lyncée et Hypermnestre fondaient une nouvelle dynastie (ils étaient ainsi les ancêtres de Persée et dHéraclès).
Les Danaïdes apparaissent comme des barbares (des non-grecques, des étrangères), assez semblables finalement aux Amazones. En effet, la répugnance des vierges du chur à légard du mariage ne procède pas seulement de la conduite violente propre à leurs cousins, mais vise tendanciellement lespèce masculine tout entière. Le mariage est conçu comme un asservissement et une déchirure. Leur misandrie annonce quasiment une «guerre des sexes» (malgré le soutien quelque peu paradoxal des Argiens), et lensemble du texte est traversé par lopposition structurale entre «mâle» et «femelle», «homme» et «femme», conçus comme des races séparées. On est bien dans lhéritage hésiodique de léternelle étrangère, toujours seconde, virtuellement menaçante et close sur son propre genos à demi animal, mais indispensable à la reproduction de la cité.
Il faut rappeler quen règle générale le texte tragique met en question (souvent en les poussant à la limite) les représentations grecques fondatrices du corps social. Le paradoxe des Danaïdes est peut-être de refuser, à travers leurs cousins, laltérité du sexe masculin tout entier et celle du mariage, qui fait passer la jeune fille, la vierge (parthenos), au statut dépouse, de femme accomplie (gunè).
Les avatars du mythe, notamment la version tardive du supplice infernal (qui a donné lieu dans notre langue à une expression proverbiale) sinscrivent avec cohérence dans la logique du texte dEschyle et des représentations grecques qui sy repèrent. Les pithoi (jarres) percés (remplacés depuis par des tonneaux, tout comme ils lont été, dans le mythe de Pandore, par une vulgaire boîte
) à travers lesquels les fiancées (les numphai, celles qui sont dans une position intermédiaire entre les statuts de parthenos et de gunè) meurtrières répètent à jamais leur geste dilapidateur peuvent symboliser aussi le statut de leur propre corps, également éloigné des deux modèles canoniques du féminin : celui de la parthenos, silencieusement repliée entre deux bouches quil convient de maintenir hermétiquement closes, et celui de la gunè, dont la matrice se referme sur la semence masculine quelle est vouée à nourrir. Entre virginité bientôt perdue et mariage tragiquement inachevé, les Danaïdes sont à jamais figées dans l«entre-deux» dune déchirure redoutée.
Mais ces figures féminines, vierges, numphai, épousées, victimes, meurtrières, sont issues de limaginaire masculin. Dès lors, les plaintes et les menaces des Suppliantes dEschyle nous en apprennent sans doute plus sur lhomme grec que sur les affects des Athéniennes du Ve siècle av. J.-C. Cest moins dhistoire des femmes que dhistoire des représentations de lhomme grec sur les femmes et le féminin quil sagit. Mais Nicole Loraux nous avait déjà averti, dans son livre sur Les expériences de Tirésias (Gallimard, 1990 voir aussi La Grèce au féminin, Belles Lettres, 2003), que le féminin est lobjet le plus désiré de lhomme grec.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 17/11/2003 ) Imprimer
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