Rémy Cazals Frédéric Rousseau 14-18, le cri d'une génération Privat 2003 / 14 € - 91.7 ffr. / 160 pages ISBN : 2-7089-0802-2 FORMAT : 14x21 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Placé au cur de la pratique historique, le témoin est lun des principaux auxiliaires du chercheur, mais il nest pas sans provoquer des interrogations méthodologiques. Faut-il lui accorder la plus entière confiance, faut-il examiner avec précaution ses conceptions et son souci de représentation, ou bien est-il justifié de lécarter systématiquement au profit des sources primaires ? Dans le cas dun événement traumatisant comme une guerre, en particulier dans un conflit comme celui de 1914-1918, la parole du témoin est dautant plus observée quelle peut receler des traumatismes.
Cest autour de cette problématique très actuelle, du fait des débats concernant luvre de Jean Norton Cru (Témoins, 1929), que Frédéric Rousseau, maître de conférences à luniversité de Montpellier III et auteur dune intéressante et débattue Guerre censurée (Seuil, 1999) et Rémy Cazals, professeur à luniversité de Toulouse et éditeur des Carnets de Louis Barthas (La Découverte, 1978), publient une synthèse efficace et précieuse sur les formes de témoignages de la guerre et sur les problèmes historiques et historiographiques posés par ce type de sources. Louvrage précède dailleurs la publication de la magnifique thèse de Nicolas Beaupré sur les écrivains-combattants, qui éclairera dautant le débat.
Dans une première partie, les auteurs sintéressent au témoignage comme objet matériel et historique. Lécrit, la relation de guerre, prennent en effet diverses formes. Ainsi, les journaux de tranchées, les correspondances, sont autant de manières de dire la guerre et sa brutalité, qui impliquent censure et autocensure, et supposent de la part de lhistorien une approche critique, approche du reste illustrée par de nombreux travaux universitaires. Remarquons demblée pour cette étude leffort documentaire et iconographique qui confère à louvrage une dimension particulière, dun réalisme accru : les extraits de journaux, mais surtout les reproduction de ces journaux, sont particulièrement bien choisis, véritables «fragments de vie personnelle» (p.32).
Dans un deuxième temps, F. Rousseau et R. Cazals sattachent au genre particulier du carnet de guerre : les conditions de son écriture et la variété des auteurs, sa valeur psychologique
tout cela impose une étude en amont sur le rédacteur et son origine. Mais les textes ne perdent en cela rien de lémotion véhiculée, et de leur dimension de témoignage.
Car le problème posé est celui de la validité de ces textes en tant que témoignages, et leur rapport à la mémoire. Louvrage chemine ainsi entre les diverses représentations du conflit, plus ou moins revisitées par les exigences de lheure, de lhistoire ou de la politique, et parfois amputées par une mémoire défaillante. Loffensive Nivelle de 1917, les mutineries et leur répression illustrent les ambiguïtés dune mémoire nationale en cours délaboration et mal assumée. Surtout, il apparaît quune histoire de la guerre ne fut pas, dans un premier temps, celle de ses principaux protagonistes que sont les poilus, mais plutôt une histoire distanciée, désincarnée, vue depuis les États-majors, les chancelleries, voire au cours dune «tournée» sur le front. Il faut attendre 1934 et létude de Pierre Renouvin (La Crise européenne et la Grande Guerre) pour que le point de vue des combattants soit évoqué, notamment durant les mutineries de 1917, et que des vérités soit dites.
Les écrits de Jean Norton Cru sont tout logiquement au cur de louvrage : en proposant, par un discours de la méthode rigoureux (mais que lon peut à bon droit suspecter de subjectivisme), dopérer un tri entre bons et mauvais témoignages, en ostracisant certains auteurs (comme Roland Dorgelès, avec qui il se heurte violemment en 1929) pour en couronner dautres, Norton Cru a ouvert un front entre les divers récits de guerre, ainsi quentre les historiens de la période. En effet, à lissue de la guerre, on assiste à un véritable mouvement de «reconquête de la mémoire et de lhistoire de la guerre» par les anciens combattants, dans lédition comme dans la presse. Norton Cru recense ainsi 305 ouvrages pour lesquels il utilise des critères dexigences qui ne sont pas sans provoquer des réactions. Dans le même sens, André Ducasse, en 1932, publie une Guerre racontée par les anciens combattants, qui se veut également une entreprise de légitimation de lécrit combattant. Au final, le titre même de louvrage illustre parfaitement lenjeu majeur de cette littérature : faire retentir un cri, multiple, au cur dun «silence assourdissant». Les échos de ce cri sont encore actuels.
Louvrage de R. Cazals et F. Rousseau, dun incontestable intérêt, est toutefois terni par une dernière partie, excessivement polémique, portant sur les débats actuels et plutôt artificiels entre lécole de Péronne et les deux auteurs. Les pratiques ostracisantes, de part et dautre de cette ligne de front scientifique, donnent une image déplorable du débat scientifique et posent une question : la «brutalisation» théorisée par G.Mosse aurait-elle contaminé les historiens de la Grande Guerre ? Quun débat universitaire, aussi anodin soit-il, vire à la bataille de chiffonniers, cest là une pratique qui, si elle se généralise, nen est pas moins regrettable. La vocation de lHistoire nest pas de générer de lorthodoxie ni de tenir des fronts scientifiques.
Au final, sil faut déplorer le ton heurté de certains développements, il sagit là dun ouvrage fort utile, qui rendra de grands services aux étudiants comme à tous les passionnés de la Grande Guerre.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 19/12/2003 ) Imprimer
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