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Littérature -> Romans & Nouvelles |
| Vladimir Sorokine Le Kremlin en sucre L'Olivier 2011 / 22 € - 144.1 ffr. / 254 pages ISBN : 978-2-87929-670-8 FORMAT : 14cm x 20,5cm
Traduction de Bernard Kreise Imprimer
Grandeur et dérision sont condensées dans ce récent titre de Vladimir Sorokine, qui une fois de plus stigmatise la déliquescence et la brutalité du pouvoir totalitaire de la Grande Russie, cultivées avec la bénédiction de Saint Nicolas.
Comme dans Journée dun opritchnik, paru en 2008, le lecteur est plongé dans un futur proche, à la fois grotesque et décadent, fait davancées illusoires sinon de désespérants reculs, ici à travers quinze petits tableaux, isolés les uns des autres en première lecture. Les fils de la bêtise, de la grossièreté et de la cruauté relient bientôt leur contenu : où lon voit, en guise dinnovation, trois générations dune famille sentasser dans un minuscule logement d'un énième étage privé dascenseur, la torture obéir aux technologies de pointe dans les prisons, les châtiments corporels moyenâgeux au goulag comme en famille. Knout ou verges ? Là est La Question. Mais pour rassurer, le Parti Communiste point enfin à lhorizon. Les dirigeants règnent depuis leur palais fétiche adoré de tous : en maîtres absolus, semant la terreur à laide de leurs opritchniki, tueurs et sodomiseurs assermentés.
Depuis ce temps, les pauvres devenus encore plus pauvres, version moscovite de «racaille», colonisent la ville, vaste cour des miracles où marginaux, infirmes et mendiants festoient désormais sur les ruines de nantis dépossédés tandis que des bouffons du pouvoir se livrent à de pathétiques ripailles solitaires assistées par ordinateur. Lindigence sociale des uns a son équivalent dans la misère affective et sexuelle des autres, en dépit des robots, hologrammes ou autres artifices techniques mis à leur service. Aux bons orthodoxes reconnaissants de tant de bienfaisance, il reste à suçoter ''Le Kremlin en sucre'', petit lot de consolation offert une fois lan, tenant de lhostie comme dun ersatz de cocaïne ou encore de la poudre de perlimpinpin.
Grâce aux subtilités de la traduction, le lecteur accède aux paradoxes de lécriture qui par moment, semble puisée dun matériau onirique tumultueux («Un rêve», «Underground»
) sans sembarrasser de précautions verbales ou de quelconques filtres de bienséance. À dautres moments, celle-ci savère construite avec élégance, sinon préciosité, et un grand souci du détail. Le lecteur découvre de multiples facettes chez cet auteur prolifique : tantôt metteur en scène exigeant, soucieux du décor et du jeu de ses personnages, tantôt dialoguiste plein dhumour («La Queue») et surtout talentueux conteur. À la langue de Pouchkine sajoute largot des rues et des manants, celui des truands et des arts du cirque. De ce point de vue, Vladimir Sorokine ne manque ni de vocabulaire ni dimages contrastées, souvent violentes et crues, agrémentées de quelques mots chinois, tchétchènes et ingouches empruntés à la Russie daujourdhui : véritable feu dartifice de termes et dexpressions dont le lecteur francophone découvre dinfinies nuances sous lapparente rugosité.
Plus inattendues dans ce contexte sont les enclaves poétiques. Préservées du champ de la barbarie comme peut lêtre un coquelicot rescapé dun fauchage intensif, elles offrent un moment de répit lors duquel les mots et les sonorités se rencontrent, où les «Les mendiants chanteurs», dialoguent au rythme déchanges fraternels, superbe composition polyphonique aux accents médiévaux. De même, quand une jeune paysanne aux gestes bourrus esquive un baiser de son novice prétendant («Khlioupino»), les mots soudain pudiques sembrouillent ou seffacent. Cest simple et émouvant, aux antipodes de lobscénité de «La maison de tolérance».
Dans Le Kremlin en sucre, le cynisme à plein-temps commun aux ouvrages de V. Sorokine côtoie la tendresse. Par inadvertance ou comme lot de consolation du lecteur.
Monika Boekholt ( Mis en ligne le 29/04/2011 ) Imprimer | | |
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