| Delphine de Vigan Rien ne s'oppose à la nuit Le Livre de Poche 2013 / 7.60 € - 49.78 ffr. / 408 pages ISBN : 978-2-253-16426-5 FORMAT : 11,8 cm × 21,8 cm
Première publication en août 2011 (JC Lattès) Imprimer
Au soleil noir de la mélancolie, encadré par une citation de Soulages en exergue et lexplication du titre dans les remerciements en fin de volume (une phrase dune chanson de Bashung), un beau texte de Delphine de Vigan, ni biographie ni autobiographie, mais un peu des deux.
La trame du récit : après la mort de sa mère, Lucile (superbe sur la photo noir et blanc de la couverture), née en 1966, qui se suicide en janvier 2008, deux mois après la mort de sa mère à elle, Liane (née en 1919), Delphine de Vigan décide contre sa propre volonté décrire sur Lucile. Contre sa volonté, et dans le texte il y aussi lépreuve que simpose lauteur en luttant contre ses souvenirs, en remontant le cours du temps, des souvenirs de la fratrie - Lucile appartenait à une famille de neuf enfants -, contre les souvenirs qui remontent dune enfance douloureuse, dun couple déchiré, contre ses angoisses de mère séparée du père de ses enfants (cest ainsi quelle le nomme au fil des pages).
Un récit de femmes, les hommes ou sont à peine cités (même chaleureusement, comme lhomme qui partage sa vie), ou sont morts (les trois oncles, frères de Lucile) ou sont nuls : son père, ou encore Nebo, lamant tant aimé de sa mère. Sa mère qui a voulu «mourir vivante» et a tiré sa révérence avec une inexorable discrétion, à limage de la vie indépendante quelle avait menée. Vie souvent fracassée par la folie toute proche - et qui lemporte au cours de longues années -, fracassée par une enfance emplie de contradictions, solaire et chaleureuse aux yeux du monde, pleine de terribles secrets de famille dans sa face cachée.
Lucile qui garde tout au long de sa vie son prénom de lumière, se fait appeler «Grand-mère Lucile», Lucile la fragile courageuse qui tente de rester debout en dépit de tout. Delphine, sa fille, écrit pour lui rendre un hommage sans concessions, au-delà de la tentative de restituer une vie, tentative vouée à léchec : Delphine de Vigan le reconnaît tout au long de lécriture, au mieux elle fera revivre «sa» Lucile, en prenant le risque - assumé et douloureux - de peiner les autres, tous les autres, sa sur, ses oncles et tantes, éventuellement son père mais de celui-ci elle ne se soucie guère. Et à ce silence on imagine la violence de leurs rapports et lintensité des reproches quelle nourrit à son égard.
Lucile : une vie tragique et pourtant qui aurait pu être heureuse : dans une famille bourgeoise des années 50, aisée dans lensemble, une enfance parisienne puis versaillaise, la maison de campagne, des parents qui saimaient. Puis autour de ce couple, George et Liane, on voit apparaître les fêlures, la figure plus quambiguë du grand-père et le silence familial : conspiration du silence ? Ignorance volontaire ? Résignée ? Les drames connus de tous : la mort accidentelle du petit Antonin au lendemain de laquelle «jamais plus lenfance ne fut harmonie», la mort tragique de Jean-Marc, lenfant de remplacement adopté après la mort dAntonin, le suicide de Milo. Tom, le dernier-né, mongolien et ciment de la famille, tant aimé par tous et dont son père tient à faire un être exceptionnel.
Lucile très belle depuis toujours, modèle réclamé pour des photos de mode dès son enfance ; photos qui permettent aussi de boucler les fins de mois. Lucile toujours silencieuse, un peu à lécart, qui se marie à dix-huit ans, enceinte de Gabriel : «Elle était ce mélange étrange de timidité maladive et daffirmation de soi». Et malgré les drames, des moments de lumière, rayonnants, des fou-rires familiaux dans cette famille doriginaux farfelus. «Je ne me suis jamais vraiment intéressée à la psychologie ni aux phénomènes de répétition transmis dune génération à une autre qui passionnent certains de mes amis. Jignore comment ces choses (linceste, les enfants morts, le suicide, la folie) se transmettent. Le fait quelles traversent les familles de part en part comme dimpitoyables malédictions, laisse des empreintes qui résistent au temps et au déni». Écrire aussi pour rompre cette chaîne de malédictions.
Et en creux derrière cette vie, la personnalité de Delphine de Vigan, ses souvenirs dadolescente anorexique dont elle avait fait son premier roman, Jours sans faim, ses relations complexes avec sa mère ; les questions lorsquelle devient mère et qualors, à son tour - en dépit delle même , elle appelle sa fille «puce» comme sa mère la nommait enfant, sa force fragile ; le mystère de lécriture : énergie indispensable à la vie.
Un «roman» très émouvant, qui se lit «facilement» et laisse une empreinte profonde ; au-delà du destin singulier de Lucile, Delphine de Vigan parle damour maternel, de relations familiales, de deuils, de désespoir et de joie de vivre, damitiés durables, de questions universelles.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 01/02/2013 ) Imprimer
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