| Yann Moix Naissance Le Livre de Poche 2015 / 12,6 € - 82.53 ffr. / 1440 pages ISBN : 978-2-253-00081-5 FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm
Première publication en août 2013 (Grasset) Imprimer
Il y a sans doute des moments, dans la vie dun écrivain, où on a le pavé qui démange : pour Yann Moix, ça y est, cest fait, et cela donne Naissance, un gros... roman ?... autobiographie ?... essai ? Un gros livre, un truc improbable, inracontable mais tout à fait lisible, jouissif par endroit, agaçant à dautres, louvrage dans lequel il faut se poser si lon veut en apprécier la lecture. En effet, on ne lit pas Naissance dune traite
on sy engouffre, on en sort, on y revient, on sattarde, on repart prendre lair, mais louvrage exerce une réelle fascination, non seulement par sa taille (même si, on le sait, le plaisir nest pas forcément lié à cette caractéristique
) mais également par son rythme, comme un tsunami verbal dans la pesanteur de la production littéraire.
Le rythme donc : cest peut-être la première chose qui frappe à la lecture, limpression dêtre rapidement submergé, puis, au fur et à mesure des pages, de se rétablir, de surnager et de jauger la vague suivante de mots, de sentences, de références, de délire plus ou moins maîtrisé, de sy abandonner ou de sen écarter. Avec ce livre, Y. Moix sinscrit dans une famille, celle des atrabilaires prolixes : il y a un flux, une logorrhée, qui passe par des collections de synonymes, des listes incongrues, des digressions et des unter-digressions. Et puis il y a un style, une écriture, une envie de «dire» : on est entre San Antonio - dans un style plus soutenu et donc moins relevé et Céline pour le cynisme affiché, qui commence avec le portrait familial à laigre pas doux. Il y a pire comme inspiration !
Reste lhistoire, presque anecdotique au regard de la lecture : lhistoire qui émerge, centaine de pages par centaine de pages, une histoire universelle et singulière en même temps. Les Moix confrontés à la naissance, depuis sa préhistoire (un homme, une femme
) jusquà son aboutissement naturel, par césarienne
tous les Moix, père, mère et fils, ainsi que quelques comparses, sollicités pour loccasion, un parrain mythomane élégant (Marc Astolphe O, le véritable, mais tardif, héros de cette fausse autobiographie), quelques hommes déglises ou supposés tels (méfions-nous des faux prophètes), des officiers dEtat civil, des médecins, des infirmières, des baby-sitters, des aïeux, des stagiaires, des formateurs pour enfants battus, etc.
Autour de la naissance de lauteur longtemps désigné par un nombre immodéré dappellations diverses dont «machin» est la plus flatteuse sassemble tout Orléans, en quête dun signe, dun miracle même (lauteur naissant sans prépuce, il devient un phénomène, un cas à la fois religieux et médical autant que familial). Lenfant nest pas divin, il est même plutôt diabolisé par ses parents qui voulaient une fille, ou alors autre chose, mais pas ce bébé-là. Et comme un égout, chacun lui sert, à lenvi, des tirades haineuses à lexception du délicieux Marc Astolphe, défenseur naturel et parrain logique. On dénonce son accouchement trop long, on sindigne de ses prétentions de nouveau-né, on moque sa trogne, on saffole de son absence de prépuce, on le menace enfin dune éducation si perverse quelle transformerait lenfant en un adulte dune médiocrité rare. Monsieur père atteint des sommets dans le baroque haineux, la tirade menaçante ou le cinglage verbal. Madame mère fait dans lapostille grinçante, comme un écho léger aux amphigouris paternels. Après un premier face à face parents/enfant, la guerre commence, insultes contre couches sales, adultes contre bébé. Certes, il y a des alliances, et bientôt, deux camps se forment avant que lenfant ne soit devenu un «Yann». Le lecteur, brinquebalé entre les uns et les autres, invité à prendre parti, bascule logiquement du côté du poupon innocent, mais ne peut quêtre impressionné par la hargne paternelle. Et lauteur, à lego déconstruit par de tels géniteurs, se vautre avec bonheur dans une haine mesquine de lui-même, une grandiose confession pour psychanalyste ambitieux. Rire un peu de soi, mais avec cynisme.
De ce vertige verbal, le lecteur conserve finalement peu de choses : tout est dans linstant et dans la lecture immédiate, dans cette plongée par paliers dans les sentiments (haineux) de la bonne société orléanaise et ses petits coïts, entrecoupés de quelques digressions savantes sur Gide, Péguy, Bataille, la discothèque idéale ou Brian Jones. Yann Moix parvient, avec talent, à écrire plus dun millier de pages sans histoire, où les digressions, libérées des contraintes de la narration ou du scénario, vagabondent, croissent et se multiplient. On est plus proche de «lexercice de style» (en version extra-large) à la Queneau, que du roman, inventions oulipiennes comprises.
Au final, la vraie, la seule question qui demeure est toujours la même : faut-il lire Naissance ? Faut-il risquer un problème au poignet à force de tenir louvrage ? Il ne laisse en tous les cas pas de marbre, il interpelle, résonne, fait rire ou déconcerte, agace ou insupporte, comme une peinture moderne ou un objet littéraire inconnu
En fait, il est le vrai héros de Naissance, cet ouvrage dont on se demande sil doit être présenté à un éditeur, puis édité, puis acheté, puis lu. Lexpérience simpose, le doute reste légitime, mais si vous naimez pas les bébés, si vous vous méfiez dOrléans et de ses mathématiciens, si la collection ''Que sais-je ?'' ne vous laisse pas indifférent, si vous êtes un enfant battu (ou un parent cogneur), si le dernier SAS vous a angoissé, si vous navez rien à lire sur votre île déserte ou dans votre bunker, si Edmond Rostand vous manque
ou si vous avez juste envie de lire un truc différent, Naissance est peut être louvrage insolite et indispensable du moment.
A lire donc
mais on vous aura prévenu...
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 02/12/2015 ) Imprimer
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