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De l’écriture comme monument
Serge Doubrovsky   Le Monstre - Tapuscrit originel inédit
Grasset 2014 /  36 € - 235.8 ffr. / 1696 pages
ISBN : 978-2-246-85168-4
FORMAT : 15,2 cm × 24,0 cm

L'auteur du compte rendu : Arnaud Genon est docteur en littérature française, professeur certifié en Lettres Modernes. Il enseigne actuellement les lettres, la philosophie et le Français langue étrangère en Allemagne, à l’Ecole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il a publié plusieurs livres sur Hervé Guibert et l’autofiction et cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org. Arnaud Genon a travaillé plusieurs années sur le manuscrit de ce livre dans le cadre de l’équipe autofiction de l’ITEM.
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En 1977, Serge Doubrovsky publiait Fils, ovni littéraire, première autofiction consciente d’elle-même écrite en réponse au Pacte autobiographique de Philippe Lejeune qui excluait que «le héros d’un roman déclaré tel» puisse «avoir le même nom que l’auteur» (1). Dans une lettre au théoricien de l’autobiographie, il rappelait le contexte de rédaction de son livre : «Je me souviens, en lisant dans Poétique votre étude parue alors, avoir coché le passage… J’étais alors en pleine rédaction et cela m’avait concerné, atteint au plus vif. Même à présent, je ne suis pas sûr du statut théorique de mon entreprise, ce n’est pas à moi d’en décider, mais j’ai voulu remplir très profondément cette ‘case’ que votre analyse laissait vide […] » (2)

Fils était un tour de force. Il s’agissait pour Serge Doubrovsky d’écrire le roman d’une de ses journées. Etaient évoqués, à travers son flux de conscience, son réveil difficile, son trajet dans les rues new-yorkaises pour se rendre chez son psychanalyste, sa séance d’analyse autour d’un de ses rêves – et de ce qu’il dit de la relation du narrateur à sa mère omniprésente dans le livre – et enfin son cours à l’Université de New York portant sur le récit de Théramène dans Phèdre de Racine. Mais ce texte de près que 500 pages n’était en fait qu’une version expurgée de ce Monstre originel de 2599 feuillets que Claude Gallimard n’avait alors pas osé éditer et que les éditions Grasset publient courageusement en cette rentrée littéraire.

Ce qui se joue dans ce tapuscrit originel n’est pas une histoire au sens conventionnel du terme – tout au plus pouvons-nous dire que Serge Doubrovsky y relate à la première personne une de ses journées, avec tout ce que sa conscience – et son inconscient – charrient de souvenirs (beaucoup sont relatifs à Renée Weitzmann, la mère du narrateur, morte en 1968, peu de temps avant que Serge Doubrovsky n’entreprenne la rédaction de ce livre), de réflexions, d’analyses sur le narrateur, son enfance, sur ses proches (père, mère, épouse, oncles et tantes, maitresses…), sur son métier d’enseignant et sur le texte qu’il étudie – mais l’histoire d’une écriture, d’un style en train de se faire, d’explorer et de dynamiter la langue et la syntaxe, d’un «je» en train de se dire et d’expérimenter l’impossibilité même d’y parvenir : «Je me divise. Pour me multiplier. C’est mon opération. Favorite. Je me façonne. En me tronçonnant. Je me découpe. Pour me découpler».

Le présent Monstre permet d’analyser la spécificité de l’autofiction en la situant par rapport aux deux autres genres qui l’«entourent», le roman et l’autobiographie. Il éclaire de même le cheminement par lequel la vie devient roman, le mouvement qui amène «les faits strictement réels» (3) à se métamorphoser en fiction. Car là réside en partie la spécificité du genre : ce qu’il emprunte à l’autobiographie, à savoir la véracité de ce qui est narré, se lie au traitement romanesque visant à créer un «suspens narratif». Serge Doubrovsky l’avait expliqué de manière claire dans un entretien : «Je sais que ce que je raconte est une fiction à plusieurs titres. C’est une fiction parce que le récit est gouverné par des nécessités intérieures, par des structures textuelles qui sont décidées ou qui s’imposent à l’auteur. Par exemple, dans Fils, je raconte, sur le modèle de Joyce, dans Ulysse, ou Claude Simon dans Histoire, douze heures dans la vie d’un homme, et dans ces douze heures-là, grâce aux souvenirs qui jaillissent, par des associations, nous reparcourons le développement d’une vie, mais absolument pas dans un sens méthodique, téléologique. Donc c’est une fiction aussi parce que l’écrivain cherche à établir un certain suspens narratif. Il faut intéresser le lecteur» (4). La référence à Ulysse n’est pas anodine et l’entreprise doubrovskienne, en son genre, est tout aussi folle – et impressionnante – que celle de Joyce.

Rarement livre a aussi bien porté son nom. Le Monstre nous entraîne dans sa langue, dans son rythme, dans sa folie, sa démesure. Il nous dévore parfois, nous assomme. Mais on y revient. Comme happés par sa lancinance. De quelle force, de quelle énergie a dû faire preuve Serge Doubrovsky pour en venir à bout ! Car l’écriture de ce «je», de son ressassement dans la suite de l’œuvre de l’auteur, est tout sauf narcissique. Aucune complaisance ici, aucune facilité, au contraire ! S’écrire comme le fait Serge Doubrovsky, c’est aller au bout de soi – comme Céline est allé au bout de la nuit – jusqu’à l’essoufflement, pour exister pleinement et pour disparaître en même temps. On ne peut que saisir le caractère existentiel de cette écriture qui ramène à la vie celui qui noircit les feuilles de sa machine à écrire. «J’ai dit quelque part, je ne sais plus exactement où, que j’écris pour moins mourir. Voilà le point central de mon travail d’écriture. Pour moi, la littérature est fondamentalement existentielle» (5). Le Monstre, échographie de Fils, nous donne surtout à lire une egographie : recherche de sa propre origine, tout aussi insaisissable et monstrueuse que nécessaire et réparatrice.


(1) Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. Point, 1996, p.31.
(2) Doubrovsky, Serge, Lettre à Lejeune, Philippe, novembre 1977, citée dans «Autofiction & Cie. Pièce en cinq actes» in Autofictions & Cie, dir. Doubrovsky, Serge, Lecarme, Jacques, et Lejeune, Philippe, RITM, n°6, 1993, p.6.
(3) Définition de l’autofiction par Serge Doubrovsky : «Fiction d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau». Doubrovsky, Serge, Fils, Galilée, 1977.
(4) Doubrovsky, Serge, entretien avec Grell, Isabelle, «‘Le travail de la madeleine à l’envers’», Australian Journal of French studies, vol. XLVI, n° 1-2, janvier-août 2009, p. 3-30.
(5) Doubrovsky, Serge, «Les points sur les ‘i’», in Jeannelle, Jean-Louis, Viollet, Catherine et Grell, Isabelle (éd.), Genèse et autofiction, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, coll. «Au cœur des textes», n°6, 2007, p.54.



Arnaud Genon
( Mis en ligne le 12/09/2014 )
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