| David Albahari L'Homme de neige Gallimard - Du Monde Entier 2004 / 13 € - 85.15 ffr. / 113 pages ISBN : 2-07-074937-1 FORMAT : 14x21 cm
Snezni covek (1995), traduit du serbe par Gojko Lukic et Gabriel Iaculli. Imprimer
Lhomme de neige, cest lapatride, nous dit le narrateur, cest celui qui, exilé, ne trouve pas dans son pays daccueil une terre promise ni même un refuge. Lapatride fuit son pays mais nen rejoint pas dautre. Seul, livré à lui-même, il est sans passé, ni avenir. Happé par le cyclone de lhistoire, figé dans son il, il ne vit plus que dans linstant et ses détails : «Depuis longtemps, javais rompu avec la durée [
]. Je nétais quune suite de séquences discontinues, un perpétuel commencement, qui navait jamais de fin.» (p.16)
Ce sont ces détails que nous livre lauteur dans cette histoire dun universitaire yougoslave ayant fui sa tragédie nationale pour les Etats-Unis. On aura compris quil nest pas question ici du rêve américain mais de lévocation impossible de cette condition étrange, comme un entre-deux qui serait un étau. Le romancier cherche à dire lineffable : la peine du déracinement, lahurissement face à une crise dont les tenants vous échappent. Sans jamais évoquer son pays, il parvient avec talent à suggérer lhorreur, dans la peinture dun milieu universitaire quil déteste, incarné par un professeur de sciences politiques ayant réponse à tout et dont la prétention domniscience, matinée de pédanterie, masque un grand vide, celui justement que porte notre exilé. Il voue aux gémonies un monde ayant fait du savoir une coquille vide et prétendant rendre compte de vérités inapprochables. Lui, il ne dit pas et ne prétend rien ; il laisse deviner son mal par la peinture précise de son quotidien américain, saturant le récit de détails minuscules. Ce ne sont que des détails, qui aident à ne pas se rappeler, moteurs de la fuite. «Seul est vivant un récit qui ne se livre pas au langage [
]. Les mots ne sont quun écho, la résonance dun creux, des cavaliers fantômes dans le ciel, tout comme les frontières ne sont que des gribouillages sans réalité, des obstacles invisibles.» (p.100)
Ces détails qui pullulent reflètent aussi sans doute lâme torturée de notre homme, comme un fourmillement schizophrénique. Ils sont à la fois les reflets du mal et sa thérapie. Accablé par cette vie chaotique, en gribouillis, il trouve un exécutoire dans deux vérités simples : celle du jus dorange, son anxiolytique au goût tonique et simple, dune beauté brute et sans exégèse. Celle aussi dune chute de neige, dun paysage simplifié et comme redevenu vierge. Il vient sy blottir finalement.
Mais si David Albahari laisse son alter ego dans le giron dune colline blanchie, il poursuit de son côté sa propre course, armé dun calmant lui aussi puissant et simple, à savoir lécriture : «la diversité des personnages sest à présent transformée en reflets pâlots dun même personnage, peut-être de lécrivain lui-même, qui ne cesse de sombrer, de sécrouler en même temps que le lecteur, en se serrant fort contre lui, comme si celui-ci était son unique protection, ou du moins la seule qui reste de tout ce qui fait le monde.» (p.65) Alors, on tombe avec lui
Bruno Portesi ( Mis en ligne le 16/02/2004 ) Imprimer | | |