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L’œil de Roth
Joseph Roth   Le Deuxième Amour - Histoires et portraits
Le Rocher - Anatolia 2005 /  14.90 € - 97.6 ffr. / 101 pages
ISBN : 2-268-05556-6
FORMAT : 14x22 cm
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Joseph Roth n’a pas de parole. S’il s’engage à fournir à son éditeur l’histoire de son premier amour, il lui livrera celle du deuxième, en trois chapitres de quelques pages, par superstition et, sans doute, parce que Tourgueniev lui a coupé l’herbe sous le pied. Au passage, le lecteur comprend que toute idylle s’épanouit aux dépens de celui qu’elle consume, et que l’amour est une culture sur brûlis. De quel ravage ce deuxième amour est-il donc la cendre ?

Joseph Roth ne manque pas de toupet. Il préfère voyager au-dessus de ses moyens que de supporter la promiscuité de la troisième classe, les chaussettes trouées des usagers déchaussés, quand ce n’est pas la vision de «certaines parties de leurs sous-vêtements». En seconde, il flirte avec une dame et devient son amant sans en avoir l’air, en parlant d’autre chose. Au passage, nous comprenons qu’il n’y a d’amour que furtif et délictueux. D’ailleurs, Joseph Roth manque de savoir-vivre. Si la même dame (ou presque), dans un autre train, cherche une pièce de monnaie pour le porteur, ou un porteur pour sa valise, Roth se félicite qu’un bellâtre «qui faisait du sport et qui était sans doute plus sot que moi» se laisse duper au marché de la courtoisie. Alors nous comprenons que ce malappris ne conçoit d’amour que gratuit, quoiqu’il soit partout payant.

Car Joseph Roth a mauvais esprit. En guise de conte de Noël, il prétend que Saint Nicolas est arrivé sans passeport ni bagages à la frontière autrichienne, qu’un Viennois l’a pris pour un Juif polonais et lui a tiré la barbe, qu’un hôtelier l’a jeté dehors et que ce rastaquouère est reparti d’où il venait. Avec de telles histoires, Roth ne parvient qu’à faire peur aux gamins, mais à qui la faute ? «C’est la faute à Krampus», ce démon qui punit les enfants désobéissants. Et depuis que Krampus fait de la politique en chemise brune, Joseph Roth n’a pas que de belles histoires à raconter aux enfants de l’ex-Empire austro-hongrois et de la République de Weimar.

En fait, Roth ne croit pas vraiment à l’amour du prochain. Il se méfie de ceux qui veulent le bonheur d’autrui en général, et le sien en particulier. «J’étais heureux d’être en compagnie de gens agréables, qui me maudissaient et pour qui j’étais un importun», dit-il. «Pour des natures comme la mienne, c’est la meilleure compagnie.» Tout Joseph Roth est dans cet aveu : la compassion lui est suspecte, mais il sait le prix d’une indifférence cordiale.

Né juif dans un village autrichien qui fut successivement polonais, allemand, russe et ukrainien, dans cette «Free Zone» de la Mitteleuropa qu’était la Galicie, inhumé en 1939 au cimetière de Thiais, il ne croyait pas non plus aux racines. Il ne croyait donc pas au sionisme puisqu’il ne croyait pas à la terre et aux ancêtres. Partout déplacé, il n’avait pas attendu Krampus pour prendre le parti de la solitude et de l’exil. Non seulement la montée du nazisme ne l’étonna pas, mais il en avait deviné très tôt les ultimes implications : privilège d’un proscrit par vocation, qui portait un regard asséchant sur le monde, dont ces «histoires et portraits» (sans indication de provenance ni de millésime) sont le résidu sec, et néanmoins tendre.

Car Roth ne croit guère aux élans du cœur, plutôt à ceux de la nostalgie. Certes, «bien des gens sans doute sont morts de nostalgie», mais on sent qu’il ne lui déplairait pas, comme son Pedro Fedorak, de succomber au mal du pays en laissant croire à «une simple attaque, une attaque insensée, stupide, inutile, vulgaire». C’est le genre d’homme qui, lorsqu’un importun prétend l’avoir connu sur les bancs de l’école, s’empresse de lui fausser compagnie et de perdre sa carte pour se rappeler son nom. Car sa nostalgie veut rester vaine. Retourne-t-il au village de Jablonowka, c’est par hasard et dans la marche d’une armée. Son vieux veston troué, usé comme la robe de chambre de Diderot, ne lui inspire de regret que s’il l’a vendu au fripier et qu’il le retrouve par hasard, dans un tramway, sur les épaules d’un autre. Alors il se sent comme «un lion défunt qui serait revenu de l’au-delà sur les lieux de son activité et qui découvrirait sa propre peau sur le corps d’un portier de ménagerie jouant au lion».

En somme, Joseph Roth l’apatride, libre d’attaches, riche de souvenirs, redoute les présages de son inexistence. Il ne recherche pas le temps perdu – son berceau d’enfant, l’épicerie de l’oncle Auerbach, un campement de tziganes entrevu dans une lanterne magique, la Cochinchine dans les vitrines du Panorama mondial –, mais s’il lui arrive de le trouver, il ne souhaite que de le reperdre. «Cette mélancolie sans laquelle l’homme ne peut pas vivre», c’est la Roth attitude. À sa curiosité maladive pour les êtres, qu’il console de son petit style complice et taquin, avec un art entendu de la litote, s’ajoute un regard kilométrique qui les lui présente aussitôt du point de vue de Saturne, futiles et minuscules.

Ce recueil de choses vues ou remémorées serait du même tonneau qu’une certaine gorgée de bière si cette gorgée n’était si amère, et si ces menues résurrections n’étaient autant de petites morts, qui laissent le jouisseur triste et désemparé. Et facétieux, mais par instinct.


Olivier Philipponnat
( Mis en ligne le 18/01/2006 )
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