| Julien Green L’Inconnu et autres récits Fayard 2008 / 16 € - 104.8 ffr. / 178 pages ISBN : 978-2-213-63595-8 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm Imprimer
Après la sortie en 2006 de ce qui fut le dernier tome de son immense journal intime retraçant les deux dernières années de sa vie, Fayard, qui publie les romans de Julien Green (1900-1998), propose sa toute dernière nouvelle, LInconnu, datant de 1998, ainsi que six autres textes écrits entre 1922 et 1946, afin de composer un recueil plus ou moins cohérent.
Déjà 10 ans que lécrivain américain de langue française disparaissait dans lindifférence la plus totale à lâge de 97 ans. Discret de son vivant, ce compagnon de Gide, de Maritain, de Cocteau, nen était pas moins un écrivain solide et important du siècle passé. Diariste, romancier, dramaturge, essayiste, Green a dressé une uvre immense par son volume et par sa diversité. Mais sil fallait cerner le personnage en trois mots, les épithètes «solitaire», «clairvoyant» et «indépendant» lui iraient comme un gant. Il faut lire les pages essentielles de son journal à la veille de la Seconde Guerre mondiale ainsi quune série de romans écrits dans les années trente pour tenter de capter ce qua voulu signifier Julien Green en cent ans de vie et comprendre par là-même sa position (assez atypique) dans lunivers intellectuel français.
LInconnu est à la fois une uvre qui répond aux obsessions de Green, et un texte qui sent la mort approcher à pas de loup. En effet, si les thèmes chers à lécrivain demeurent - Univers du rêve et de la réalité / Frivolité et Ascèse / Double Tonalité / Amour et Solitude / Déchirement intérieur et libertinage -, le ton est parfois surprenant de la part dun vieil homme, et le récit semble indécis, pris au piège de linspiration qui vient page après page, sans construction préétablie, sans plan fiable (Green a toujours avoué composer ses romans à linstinct, à partir dune vision de départ et sans savoir avant décrire la forme que prendrait son récit). Sil nest pas à revenir sur ce mode de composition romanesque (que Breton, lorsquil discuta avec Green alors quils étaient tous deux émigrés aux USA durant la Seconde Guerre mondiale, reprit à son compte en vantant les mérites de lécriture automatique !), il est dommage de voir ce dernier récit comme la pale copie de ce quon a déjà pu lire chez Green, et qui ici manque, non pas dimagination, mais justement de prise directe avec la fracture réelle du héros.
Vivien est un jeune étudiant libertin de 20 ans, occupé davantage à séduire les filles quà penser à son avenir. Un homme étrange, Maxime, laborde dans la rue, lui expliquant dune certaine façon quil veut observer sa jeunesse, à défaut de la lui prendre. Interloqué, Vivien tente déchapper à son emprise, tout en étant attiré par cet être mystérieux. De là, sa vie, peu à peu, senlise dans les frasques du plaisir et du remord, changeant par là-même sa propre vision de la vie, et le conduisant dans des contrées inconnues mêlant en permanence rêve éveillé, réalité et irréalité. Vivien se dédouble totalement, ignorant en permanence lequel des deux hommes agit. Si la morale est méchante, ce texte écrit par un homme qui a bien vécu se consume un peu dans son propre univers. On comprend vite que ce Maxime nest que le miroir de ce que vit Vivien, un double, cet inconnu à lui-même qui peine jusquà la fin à se réveiller. Green laisse le mystère planer, ne donnant finalement que très peu de clefs.
Les autres nouvelles sont inégales. Certaines, ne faisant que deux pages, invitent également le lecteur à se plonger dans ce que lon a appelé cette «inquiétante étrangeté» propre à la littérature noire. Mais Green, et cest sa particularité, se concentre sur létrangeté quotidienne, banale, qui prend forme dans une rencontre impromptue, une vision personnelle, ou encore une situation inédite. Ici, une vieille femme délaissée dont on apprend que, plus jeune et dotée dune réelle beauté, elle refusa de se marier et cela au moment de célébrer son union devant le curé. Là, un intrus mystérieux qui se fait passer pour un notaire, ou encore une amitié curieuse et douloureuse qui se crée entre deux jeunes gens identiques. Les thèmes de Green réapparaissent le temps de cette lecture avec, toujours en toile de fond, la peur de lautre, objet à la fois de désirs, de convoitise, de doutes mais surtout révélateur des peurs les plus enfouies, de petites lâchetés quotidiennes et de vices profonds. Cet autre (LAutre est un célèbre roman de Green écrit en 1970.) de qui dépend notre malheur, toujours insaisissable, fuyant, incertain et qui déclenche foudre, passion et renoncement. Cet autre nécessaire à toute histoire.
Green, alors jeune étudiant à luniversité de Virginie, est tombé amoureux dun jeune homme qui ne put lui rendre cet amour. Cet épisode célèbre de sa vie devait déterminer son uvre à venir. Cest à ce moment-là que lui est apparu la dure réalité daimer, confinant lêtre dans une solitude redoutée, dans une impossibilité sans cesse renouvelée et une tristesse infinie, tiraillé jusquà la chair entre lamour pur et le désir sordide. Dans son autobiographie, cette phrase introduira en quelque sorte lexpérience traumatisante du jeune Green : «Lamour, je le voyais bien, était un malheur». Avec ce livre qui paraît, la boucle semble être bouclée.
Jean-Laurent Glémin ( Mis en ligne le 18/02/2008 ) Imprimer | | |