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Littérature -> Biographies, Mémoires & Correspondances |
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Les vies intranquilles de Pessoa | | | Angel Crespo Vies de Fernando Pessoa Le Rocher - Anatolia 2004 / 27.00 € - 176.85 ffr. / 410 pages ISBN : 2-268-05016-5
Traduction de Marie-Hélène Piwnik (espagnol). Imprimer
Cet homme vu de profil, accoudé au comptoir dun de ces petits bars lisboètes où la ginginha se boit cul sec, à tout âge et à tout moment de la journée
Cette silhouette à la mine inquiète, chapeau de feutre, lunettes rondes, moustache sévère, allure de fonctionnaire effacé dont les pas se perdent sur les trottoirs décorés de mosaïques noires et blanches
Cette malle ouverte sur une débauche de manuscrits en chantiers, de brouillons épars, de lettres jamais envoyées, de repentirs, de regrets peut-être
Qui ne connaît ces clichés de la vie fantomatique de Fernando Pessoa ? Fantomatique car discrète, sans cesse estompée ; mais comme douée du don dubiquité. Car Pessoa apparaît comme un filigrane omniprésent dans toute la littérature portugaise contemporaine. Et dans la littérature tout court.
Ángel Crespo a retracé le parcours intellectuel de celui dans lequel les générations daprès-guerre reconnaîtront le «supra-Camoens» tant attendu dans le paysage des lettres lusophones. Le parcours ? Plutôt les avatars simultanés dune pensée multiple, diffractée. Dans son miroir à facettes, Pessoa est tour à tour Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Alberto Caeiro et tant dautres. Suivre cet auteur, cest donc aussi rendre compte de la «polyvalence biographique» des hétéronymes auxquels il a donné vie, âme et uvre. Lintérêt de ces Vies de Fernando Pessoa est donc douvrir autant de pistes, sans avoir pourtant la prétention den fournir les clés de lectures définitives. Au moment de la première publication de son ouvrage (1988), Ángel Crespo savait en effet que les uvres inédites de Pessoa livreraient encore leur comptant de surprises et lèveraient le voile sur quelques mystères bien tenaces
ou en épaissiraient de nouveaux ! Cest donc modestement mais très scrupuleusement quil a défriché poèmes, proses, correspondances
pour tracer en finesse le portrait dun écrivain de toute façon impossible à statufier
Nous voyons alors Pessoa prendre très tôt part aux débats les plus avant-gardistes et les plus polémiques de la littérature portugaise. Nous accompagnons le parcours païen de cette conscience tiraillée entre rationalisme, mysticisme et occultisme, mais convaincue que «Dans léternel mensonge de tous les dieux, seuls les dieux tous ensemble sont la vérité.» Nous le surprenons amoureux comme un bêta, affublant son Ofelia des surnoms les plus infantiles (donc les plus touchants) puis renonçant à son idylle puis poursuivre une quête littéraire et philosophique quil sait vouée à la solitude. Nous lentendons ressasser cette sempiternelle question, à laquelle se réduit finalement toute langoisse dêtre au monde et la lâcheté (ou la force) dy perdurer : «Si tu veux te tuer / pourquoi ne veux-tu pas te tuer ?» Miné par lalcool, partant dun pas pressé, Pessoa séloigne alors avec à sa suite un cortège de masques
Nous avons peine à le rejoindre et ramassons les feuillets quil sème sur sa route.
Ángel Crespo a fourni dans ce livre un formidable travail dexégète. Même sil ségare parfois dans les méandres de linterprétation ésotérique dans les derniers chapitres, il restitue parfaitement Pessoa dans la ville mythique quil ne quittera quune seule fois, et dans lépoque trouble dont il sera un témoin attentif de toutes les convulsions
Certains reprocheront peut-être au biographe sa prudence, voire une certaine frilosité, au moment daborder les sujets qui fâchent, notamment les positions politiques de Pessoa développées dans le texte sur la nécessité de létablissement dune dictature militaire provisoire au Portugal. Crespo montre que Pessoa reniera très tôt ce texte, et quil nourrira publiquement vis-à-vis du salazarisme une ironie mordante. Ce nest de toute façon pas sur ce terrain quil faut chercher à rencontrer léternel exilé intérieur que fut Fernando Pessoa. Ceux qui laisseront au génie le droit au fourvoiement et nauront pas limpudence de lui demander de faire amende honorable à titre posthume entreront de plain pied dans cette magistrale biographie
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 20/09/2004 ) Imprimer | | |
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