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Bruxelles, hier comme demain | | | Christopher Gérard Aux armes de Bruxelles L'Âge d'homme 2009 / 19 € - 124.45 ffr. / 186 pages ISBN : 978-2-8251-3917-2 Imprimer
Quest ce quêtre dun lieu, en cette ère de nomadisme normatif et de turista pandémique ? Est-il encore possible de voir avec des yeux toujours neufs les paysages urbains que lon arpente depuis des décennies ? La sensualité ne sémousse-t-elle pas de même pour les villes que pour certaines femmes demprunt, quà force davoir humées, palpées, caressées sous toutes leurs coutures, on ne consent plus à fréquenter que par tendre compassion et nostalgie des jours heureux ?
Dans son dernier livre, consacré à Bruxelles, Christopher Gérard répond mieux que quiconque à ces interrogations. Il sait, lui, que lintensité du plaisir peut aller de pair avec son inlassable répétition, et son exercice quotidien de la liberté passe par une fidélité indéfectible, réaffirmée à chaque page, à ses attaches, à son enracinement. «Chouette ! Un guide pratique, pour dénicher de bonnes adresses et des recoins pittoresques dans le fief de Manneken Pis !» Prière de rester poli, lami ! Et vous allez commencer par porter au bûcher vos Routardataires, Fureteurs du Globe et autres Immondes Trotters. Ce que lon vous propose douvrir ici pour le même prix soit dit en passant que vos fadaises pour bobos na rien à voir avec les programmes humanitaro-pédagogiques balisés à votre intention de consommateur responsable. Si vous voulez ressentir les vibrations souterraines, chtoniennes et coronariennes, de Bruxelles, prêtez donc loreille à ce chant damour, dans le sens le moins primesautier du terme. Car cest bien de cela quil sagit, sur près de deux cents pages : une déclaration passionnée aux êtres, aux atmosphères, à la mémoire figée des Pierres et à celle, mouvante, du Peuple, comme il sen est peu écrite à propos de la capitale des Belges.
Un égotisme jubilatoire et scandaleusement assumé anime Christopher Gérard, qui na pas goûté la cuisine fine ou enfilé de charmantes venelles pour nous, mais pour lui, pour lui seul. Sa Bruxelles, nous la percevons à travers le prisme dune vision érudite et jouisseuse. Nous ne laccompagnons pas ; ce sont les sensations immédiates ou lointaines de ce passant toujours à laffût que nous partageons, par monts (des Arts) et par vaux, du Palais de Justice de Poelaert lilluminé à la splendide demeure sise rue Américaine de Horta, déglises baroques en parcs maçonniques, de squares embaumant en cimetières embaumés, de libraires englouties en friteries éternelles.
Par ses mots, Christopher Gérard rend surtout un hommage intimiste à lune de ses figures tutélaires et comble, avec la délicatesse propre aux vrais rhapsodes, les lacunes du palimpseste avoué de son texte : la poésie rare et pure dOdilon-Jean Périer. La prose sécoule, à la fois fluide et sûre de son fait. Et pour cause. Le tracé du récit semble se substituer au fleuve nié, occulté, dont cette ville sest toujours vue privée et qui faisait sinterroger Nerval ainsi : «Quest-ce quune capitale où lon na pas la faculté de se noyer ?»
Mais voici que Baudelaire vous bouscule en chiquant une insulte alors que vous vous apprêtiez à franchir le pas du plus recommandable restaurant de la cité. Hugo tend aux gueux une main avare de grand homme qui ose toucher les humbles, avant de se faufiler dans les Galeries Saint-Hubert, où loge sa Juliette Drouet
Et cet individu rougeaud et moustachu là-bas, qui irait lui faire le reproche darborer un lys à la boutonnière plutôt quun iris quand on apprend quil sappelle Léon Daudet ? Bah, des fantômes, de sempiternels fantômes dexilés, bougonnerez-vous. Non : des vivants aussi, et plus solides que le temps, campés dans leur pâtisserie, leur trattoria italienne, leur salon de coiffure, leur boutique aux trois mille cannes, ou derrière leurs mètres carrés de brocante, Place du Jeu de Balle.
Et si ce nest pas assez des gens, que ne vous tournez-vous vers les façades des maisons ! Notre infatigable piéton les connaît toutes, et peut raconter ce qui se trame derrière et sy dissimule, même si ces joyaux darchitecture sont fermés au public. Sgraffites, encorbellements, plaques commémoratives, rien néchappe à sa vigilance. Normal : il a, tout au long de sa narration, une femme mystérieuse à séduire, à qui il dédie ses déambulations. Il ne veut révéler à sa Louise rêvée que le meilleur.
«Séduction», le mot est lâché. Se délecter à la table de Christopher Gérard participe de ce grand jeu, mené avec panache par un insaisissable flâneur, tantôt aristo-mondain, tantôt populo-voyou. Un Païen égaré chez les Modernes qui sait, à linstar de son maître et complice Gabriel Matzneff, quil ny a pas plus gourmets que les gourmands. Et quà Bruxelles, comme chez Breughel, «tout se termine en retable».
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 23/03/2009 ) Imprimer
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