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Littérature -> Essais littéraires & histoire de la littérature |
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Au cœur de la ''Fabrique Daudet'' | | | Stéphane Giocanti C'était les Daudet Flammarion 2013 / 23 € - 150.65 ffr. / 397 pages ISBN : 978-2-08-127228-6 FORMAT : 15,2 cm × 24,0 cm
L'auteur du compte rendu : Chargé d'enseignement en FLE à l'Université de Liège, Frédéric Saenen a publié plusieurs recueils de poésie et collabore à de nombreuses revues littéraires, tant en Belgique qu'en France (Le Fram,Tsimtsoum, La Presse littéraire, Sitartmag.com, etc.). Depuis mai 2003, il anime avec son ami Frédéric Dufoing la revue de critique littéraire et politique Jibrile. Imprimer
Sil nest déjà pas aisé de raconter les détours et les moments clés dune vie unique, que dire lorsque le projet dun auteur est de retracer lhistoire dune famille ? Cest pourtant le défi qua relevé, avec autant de bonheur que de rigueur, Stéphane Giocanti, déjà connu pour avoir signé il y a quelques années une excellente biographie de Charles Maurras. Cette fois, le voilà qui sattaque aux Daudet. Un clan qui, en France, fait pièce à celui qui se forma, en Allemagne, autour du patriarche Thomas Mann. À voir le titre, Cétait les Daudet, on pourrait dailleurs sinterroger sur le singulier du présentatif et se demander sil nest pas fautif. Arrivé aux dernières pages, on comprend que non, quil était même requis pour mettre en évidence la cohésion et la singularité justement de cette tribu parée de belles plumes.
Bien sûr, Alphonse y tient le rôle prééminent. Un auteur dont la postérité a injustement oublié limportance et la richesse, tant il se trouve restreint à quelques titres, automatiquement associés à son nom. Comme celui des sages Lettres de mon moulin, qui contribuèrent à le sacrer «La Fontaine de la prose» et occultèrent ses uvres plus graves, comme le grand roman sur lenfance malheureuse quest Jack.
Pourtant, avant que dêtre relégué par limagerie traditionnelle dans sa fabrique à farine, le jeune Alphonse, séducteur au tempérament bien trempé, se frotta à la vie de bohème dans le Paris du Second Empire. Se rappelle-t-on quen 1859 (il a à peine 20 ans) il publia des articles-reportages dune tonalité assez dure sur lasile de Bicêtre ou la misère de la banlieue ? Quil côtoya la fine fleur artistique de son temps, lui, lami de Gavarni, Manet, Zola, et dEdmond de Goncourt surtout, qui vit en lui «un frère de substitution» peu après le décès de Jules ? Que cet intempérant porté sur la boisson était doublé dun impénitent coureur de bordels et se plaisait à confier, à table : «Il me faut pour jouir, contre ma chair, la chair de deux femmes, lune que je manie et lautre qui mange le derrière de celle que je tripote» ? Quen plus dêtre un éminent félibre, il figure tout simplement parmi les grands noms du courant réaliste, dans le droit fil de son maître Flaubert ?
La renommée et le succès commercial dAlphonse iront croissant, mais pas sans anicroche : éreintements, duels à lépée avec des critiques, accusations de plagiat émailleront régulièrement sa carrière sans jamais le mettre à bas. Les effets dune maladie vénérienne contractée dans sa jeunesse sen chargeront bien mieux que les malveillants et les jaloux
Autre versant obscur : les opinions du personnage. Stéphane Giocanti approche avec beaucoup de subtilité les rapports dAlphonse Daudet avec la politique, envers laquelle il éprouvait un profond dégoût. Ainsi, dans lautobiographique Robert Helmont, journal dun solitaire, sécriait-il : «Ô politique, je te hais ! Je te hais parce que tu es grossière, injuste, criarde et bavarde ; parce que tu es lennemie de lart, du travail ; parce que tu sers détiquette à toutes les sottises, à toutes les ambitions, à toutes les paresses. [
] Tu es un grand dissolvant des consciences, tu donnes lhabitude du mensonge, du subterfuge et, grâce à toi, on voit des gens devenir amis de coquins, pourvu quils soient du même parti». Le premier moment révélateur de son attitude en matière dengagement sera la Commune, où Alphonse prend en horreur les insurgés puis directement la répression dont ils sont victimes. Mais il y a plus aggravant : sa relation de bon Samaritain envers Édouard Drumont. Car, sans la recommandation dAlphonse Daudet auprès des éditeurs Marpon et Flammarion ni son soutien financier, qui sait si le pensum antisémite La France Juive eût jamais été publié ? Giocanti conclut cependant : «Si Alphonse néchappe pas au préjugé antisémite, il nen sera jamais un théoricien».
Le 16 novembre 1867, cest le membre le plus tonitruant de la famille qui voit le jour : Léon Daudet. Le futur pamphlétaire pousse ses premiers braillements dans un lieu qui aurait pourtant dû lui instiller un esprit hyper-rationnel, puisquil naît à lhôtel Lamoignon, dans la chambre même quoccupait «la vierge positiviste» dAuguste Comte, Clotilde de Vaux. À croire que le petit subira plutôt la prédestination de son royal surnom, le «Dauphin» Lenfance de Léon est aux antipodes de la tristesse des gamins peuplant les romans de son père. Le futur auteur des Morticoles grandit en effet dans une maison devenue un salon littéraire très couru. Il se cogne à la bedaine dun Monsieur moustachu prénommé Gustave, se délecte sans rien en saisir des paroles du tribun Gambetta, saisit son reflet bombé dans le monocle de Lecomte de Lisle. Cest un autre livre qui commence ici, tout en étant le même
Le destin de Léon sera marqué par dinnombrables polémiques, lexil, le maréchalisme, mais surtout le torrent dune verve brillante, brûlante, quon négala jamais.
Au bord du chemin, mais bien visibles, se tiennent les épigones. Loncle Ernest dabord, le frère aîné dAlphonse, conservateur libéral pétri dorléanisme et qui publiera en 1873 La Vérité sur lessai de restauration monarchique. Et surtout Lucien, le cadet de Léon, éduqué au maintien du dandy par Robert de Montesquiou, amant de Cocteau et intime de Proust, auteur en 1908 dun roman rare osant évoquer lhomosexualité masculine, Le Chemin mort. Daprès Giocanti, cette uvre «dun ton juste et émouvant [
] révèle non seulement le savoir-faire romanesque de la famille Daudet, mais il met en scène une vérité humaine que la société opprime [
]. Lucien Daudet nest pas le petit mondain frêle et naïf que lon a souvent dépeint. Il est au contraire un artiste intelligent, qui ne démérite pas de son père, à qui le roman est dédié».
Enfin, il y a, en novembre 1923, la ténébreuse affaire de la mort de Philippe, le fils de Léon, atteint mortellement dune balle dans la tête au fond dun taxi. Un dossier non élucidé mais dont Giocanti débrouille lintrigue de main de maître. Pourtant, il y a de quoi se perdre, entre milieux anarchistes et camelots de LAction française, thèses contradictoires évoquant tour à tour le suicide, lassassinat politique ou la bavure policière. Et même si le dossier est clos par la justice en 1925, elle restera une plaie impossible à cicatriser pour la famille Daudet, au point de provoquer à Léon un courroux qui lui sera, à maints égards, fatal. Vitupérant, accusant, attaquant de front le système et les lois, lenragé se voit condamné pour diffamation. Son esprit se voit définitivement acquis à linterprétation complotiste des événements. Léon Daudet se mue à partir de là en irréductible ennemi de la Gueuse. Et Giocanti de conclure avec amertume : «Chasseur de policiers, le royal-anarchiste Léon Daudet tente de surmonter dans son écriture proliférante le deuil qui assombrira toute sa vie».
Cette ambitieuse polybiographie permet donc à Giocanti de réaffirmer son double attachement, à un ancrage provençal dune part, à la Littérature majuscule dautre part. Ce livre foisonnant en contient plusieurs, comme encastrés en gigognes. Au moins trois, consacrés respectivement à Alphonse, Léon et Lucien, ces individus qui surent «décline[r] les nuances de la rébellion et de lesprit dindépendance». Le tour de force davoir savamment pondéré lattention accordée à chaque Daudet est dautant plus appréciable quil aboutit au final à ce que, sur la photo de groupe, aucun napparaisse comme le parent pauvre de cette famille hors du commun
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 19/03/2013 ) Imprimer
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