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Littérature -> Essais littéraires & histoire de la littérature |
| Jean-Claude Filloux Analyse d'un récit de vie - L'histoire d'Annabelle PUF 2005 / 16 € - 104.8 ffr. / 169 pages ISBN : 2-13-055358-3 FORMAT : 15,0cm x 21,5cm Imprimer
Ce livre collectif questionne avec une grande clarté, beaucoup de finesse, et pour un résultat assez étonnant, une pratique devenue aujourdhui courante : raconter (ou faire raconter) sa vie à quelquun. On sait que bien des enquêtes de sociologie, dethnologie, de psychologie sociale, voire dhistoire immédiate, sont fondées sur de tels entretiens, et les auteurs du livre, qui sont pour la plupart des chercheurs en sciences de léducation, se placent clairement dans la perspective dune utilisation de tels récits dans un cadre savant.
Mais le récit de vie peut être aussi le résultat dune démarche personnelle, soit quun individu décide de mettre sa propre existence en mots, pour lui-même, pour ses proches ou pour la postérité, et quil recourre pour cela à laide dun interviewer cest là ce qui distingue le récit de vie de lautobiographie , soit quune personne désire faire raconter sa vie à lun de ses proches cest le cas fréquent des personnes âgées interviewées par leurs enfants ou petits enfants. Aussi la réflexion proposée est-elle susceptible dintéresser tous ceux qui ont à faire, de près ou de loin, avec de tels récits, dautant que louvrage réussit pleinement son pari de sadresser à un large public. Pour quelquun qui aurait à réaliser des interviews de ce type, il peut jouer le rôle dun mode demploi subtil ; et celui qui envisage de raconter sa vie y trouvera, au choix, un encouragement ou une mise en garde.
Car Analyse dun récit de vie cherche à saisir ce qui se joue dans lopération même de raconter sa vie à un tiers qui pose des questions. Il apparaît vite que le récit lui-même se trouve littéralement inventé dans la rencontre entre linterviewé et un interviewer qui nest pas un simple enregistreur passif son rôle est analysé de manière approfondie en plusieurs points de louvrage, et notamment par la contribution de Jean Chami sur la figure du «guide». Les auteurs parlent justement de «co-construction» du récit, du fait bien sûr que celui qui réalise lentretien oriente le récit par ses questions, mais aussi, plus profondément, parce que lhistoire de vie se révèle le résultat dune négociation entre les désirs réciproques des deux parties en présence si bien que les paroles de celui qui raconte orientent aussi les questions. Si lon ajoute à cela le fait que la situation dentretien donne lieu à des échanges psychiques intenses qui peuvent être décrits en termes de transfert et de contre-transfert on comprendra que le produit fini est en général bien éloigné et de ce que linterviewé avait lintention de raconter, et de ce qui intéressait de prime abord linterviewer.
Mais là où le livre devient véritablement passionnant, cest lorsquil sintéresse aux conséquences de laction qui a consisté à raconter sa vie pour celui qui la fait. Il faut expliquer ici que louvrage est le fruit dune recherche collective menée par un groupe de travail qui a inventé un dispositif original pour saisir de tels effets, dispositif qui se retrouve dans le livre. Après deux textes introductifs, qui présentent les objectifs et les moyens de la recherche, vient la transcription dun entretien : on a les questions (posées par un membre du groupe, en présence dun autre, simple observateur) et les réponses, c'est-à-dire lhistoire de sa vie telle que la raconte «Annabelle» (le prénom a été changé !), une infirmière qui vient juste de prendre sa retraite. Cet entretien, à la (première) lecture, semble assez artificiel, effet sans doute de son caractère expérimental ; dordinaire, le récit de vie est quand même ordonné soit par ce que recherche linterviewer, soit par ce que cherche à dire lauteur Ici, du fait que lobjet de cet entretien, pour linterviewer, est la pratique même de lentretien, les questions sont un peu erratiques, le plus souvent générales, puis, soudain, précises et insistantes, sans que soit donné à comprendre pourquoi linterviewer met autant laccent sur tel ou tel aspect de la vie de lintéressée.
Vient ensuite la transcription dun second entretien avec «Annabelle», réalisé après que celle-ci a reçu la première transcription, et qui porte précisément sur ses réactions au premier entretien et à sa lecture. Si lentretien lui-même, comme moment, ne semble pas avoir beaucoup marqué son auteur, la lecture de la transcription, longtemps retardée, la bouleversée, et a inauguré une série de prise de consciences sur son passé, sa situation présente, son rapport à ses proches, au point de déterminer même des changements dans son comportement quon se gardera bien de dévoiler ici, louvrage marchant aussi, à sa manière, au suspense.
La dernière partie de louvrage est constituée par une série de courtes contributions de membres du groupe qui reviennent sur ce qui sest joué dans cet entretien, en en proposant des éclairages divers. Selon Gilles Billotte, linterviewé cherche, par son récit, à construire une «légende de soi», c'est-à-dire une mise en cohérence du matériau biographique qui permette de donner sens à sa vie passée pour agir dans le présent. Lanalyse de la vie passe alors non par un démontage de la «légende» mais par lobservation du processus de construction de cette légende, qui révèle ce qui est en jeu dans cette opération. Michel Guir sintéresse plus particulièrement, au sein de ce processus, au travail du souvenir, dont il montre quil est en constante évolution pour sadapter à la situation et aux aspirations dun individu à chaque moment de son existence. Christiane et Patrice Lenel interrogent la spécificité des rapports entre conscient et inconscient dans la situation de linterview, mais leur réflexion souffre peut-être de ce quon attend alors une comparaison avec la pratique analytique, qui ne viendra pas. Jacques Natanson, en sappuyant sur Paul Ricur, regarde ce que la pratique du récit de vie révèle de la manière dont les individus vivent le temps.
Ces différentes lectures, souvent suggestives, éclairent lexpérience réalisée avec «Annabelle» mais nen épuisent pas la richesse, sur laquelle le lecteur pourra faire dautres réflexions.
Nicolas Schapira ( Mis en ligne le 16/03/2006 ) Imprimer | | |
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