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Le sacerdoce de l’imposture | | | L'Imposture Le Castor Astral 2010 / 19 € - 124.45 ffr. / 302 pages ISBN : 978-2-85920-823-3 FORMAT : 14cm x 21,5cm
Préface de Juan Asensio Imprimer
La maison Plon bazardant, toute honte bue, luvre de Bernanos : jolie manuvre, où lironie vient tranquillement vérifier les prédictions de lauteur de La France contre les robots, lequel voyait se lever un monde de petits calculs érigés en vastes entreprises, prodigue des menues trahisons qui font les grands naufrages. Ignoré des douaniers de la culture, ce lâchage dun écrivain de la trempe du Grand dEspagne, soudain rabaissé à une ligne de bas de bilan, nous murmure, dans un minuscule renvoi, quelque chose de lactuelle puissance doubli de la France, de sa furie de reniement, pendants exacts du «devoir de mémoire» dont on nous rabat sans cesse les oreilles. Dieu merci, quelques-uns savent encore ce quest la mémoire sans fidélité : une imposture, précisément. Cest lhonneur des éditions du Castor Astral davoir, en dépit dune tirelire quon nimagine pas obèse, tiré Bernanos de la fosse daisances de la civilisation des machines. Dans nos mains, donc, ce beau volume de LImposture (roman paru en 1929), rouvert avec langoisse sourde qui précède toute plongée dans les songes de Bernanos, songes dune rare densité, dune extrême touffeur, où le surnaturel prétend néanmoins à une nudité crue, désencombrée de symboles.
Aujourdhui que la couenne de beaucoup de consciences se dore, paresse ou lâcheté, dune suave couche de miel, lire est vain tant quon ne se sent pas soi-même un peu chimère, un peu monstre, et avide dêtre dégrossi par quelque scalpel chauffé à blanc : la lucidité dun écrivain supérieur, par exemple. Lenfant sidentifie aux héros des contes ; qui se veut un peu enfant, aujourdhui, se cherche dans le monstre. Banalité ? Soit. Et cependant on voit, le XXe siècle achevé, lindolent Monsieur Prudhomme persister dans le confort moral, quand un Baudelaire lui déclare, malicieux, que «la vie fourmille de monstres innocents» : «« Monstre innocent ?» chante notre bonhomme. Comme cest curieux ! Et dans quelles eaux, je vous prie, croise un tel animal ?» Ces candeurs bouffies, ces jugements crevés, ne laissent pas dinterloquer lobservateur naïf, mal renseigné sur les subterfuges de lamour-propre, et cette espèce dimmunité paradisiaque propre à la bêtise. De LImposture, à travers la plaie ouverte du personnage de labbé Cénabre, suppure la mauvaise nouvelle : le mensonge, ce poulpe, a peut-être déjà posé sur nous sa ventouse vorace
Sur nous et pas seulement sur le voisin, cet aimable déversoir du pharisien. Car notre âme manque dyeux pour elle-même : sait-elle si un cancer ne ronge pas déjà ses assises, en silence ? Sest-elle assuré quaucun éclair, au cours daucune nuit, ne lui révélera un socle vermoulu, sous des dômes fissurés ?
Les imposteurs ne datent évidemment pas dhier. Seulement, nous dit Bernanos, une imposture dune espèce nouvelle croît, qui colle à la peau des temps comme la tunique de Nessus à celle dHercule
Elle colle aux temps, sans les brûler ! Le mensonge, tel que le fouille lécrivain dans la figure de limposteur et apostat Cénabre, cest moins ce jet de pus, de sang et de boue qui maculait, par intervalles, avec plus ou moins de force, les âmes et les temps, quune sorte de givre arachnéen, perforant de ses cristaux la chair du monde, et lérodant, la creusant, la paralysant
Son imposture conçue, Cénabre, effaré, se fouille et se fige : il ny a plus rien ! Sous le masque, nulle chair : le mensonge a tout dévoré !
«Écrire un roman nest pas un exercice de charité», cette parole de la romancière catholique américaine Flannery OConnor va bien au teint de Bernanos. LImposture en témoigne, et sa scène dintroduction, lune des plus brutales qui se puissent lire : alors quagenouillé face à son directeur spirituel (Cénabre), le lamentable Pernichon débite une confession rosâtre gouachée dun peu de gris, il est fendu en deux par le regard dun Cénabre soudain basilic : «Votre médiocrité tend naturellement vers le néant, létat dindifférence entre le mal et le bien. Le pénible entretien de quelques vices vous donne seul lillusion de la vie». Arrêt impitoyable, rendu par Cénabre comme une guillotine lâche son couperet
Décapité, déboussolé, Pernichon en est réduit à cavaler en tous sens, à la recherche de sa triste tête, que ses confrères momifiés de la presse catholique singénieront, du bout de leur orteil gangréné, à pousser au fond dun puits. Menu fretin, ce Pernichon, quun trait de plume saignant de Bernanos renvoie au néant. Le fort gibier, cest Cénabre : la médiocrité supérieure, le hiératisme torve du prêtre, font de son âme un butin de choix, digne dêtre disputé par les puissances de linvisible.
Esprit fort, âme spartiate, sphinx assis sur la certitude de sa valeur, labbé Cénabre a aperçu dans Pernichon, cette flaque humaine, le reflet de sa propre imposture, la vase de son mensonge : éclair qui a allumé sa rage dextermination. Pernichon est en effet une des multiples figures du double qui peuplent le roman, décrites par Juan Asensio dans sa robuste préface, comme «autant de personnages littéralement rentrés en eux-mêmes, tombés dans un réduit où ils demeurent prostrés, incapables de faire éclater la bulle pestilentielle depuis laquelle ils contemplent une réalité déformée par leurs envies, leurs complots, leurs mensonges, leurs sordides manuvres». Cénabre cependant était lui-même double, dès ladolescence. Il se voit double dans ses doubles, pour ainsi dire : Pernichon renvoie au prêtre sa propre duplicité, sa nature de faussaire. Quarante années durant, Cénabre a ciselé de surfines Vies de saints, attentif à sélectionner des spécimens assez rares quil pût les tripoter à sa guise, et réaliser coup sur coup cet exploit de friser lhétérodoxie sans jamais y tomber, à ladmiration des aigrefins du ralliement démocratique et autres combinards ecclésiastiques
Pourquoi cette suspicion foncière de Cénabre envers les saints, pourquoi ce goût de dégrader ? Il y a un secret, enfoui dans les ténèbres de lenfance, pour y rester ; un vice originel, cause que Cénabre a cru, quarante ans durant, aimer ses saints, quand il écrivait de la sainteté «comme si la charité nétait pas»
Faute impardonnable ! Pour le chrétien Bernanos, lesprit se corrompt aussitôt quil sécarte du double foyer de la raison et de la charité. Ivre de raffinement spéculatif, ayant nourri «une curiosité sans amour», Cénabre sest rendu incapable du grand, du net, du simple saut de la charité. Lamour seul, cette flèche, touche sa cible ! Le prêtre cependant nest plus quintelligence lintelligence à front de taureau ! Il a voulu ses saints défectueux comme lui, il les a crus, ces divins simplets, réductibles à quelque formule secrète ainsi nos cuistres modernes sappliquant, armés dun microscope et dune pince à épiler, à dénicher dans la crinière des grands morts les mêmes poux qui leur labourent le crâne, pour se consoler
Les saints nont pas de secret ! tonne Bernanos. La sainteté, cest la nudité, cest loffrande
Cest labandon.
Comment Cénabre ne se cabrerait-il pas sous la douceur terrible de labbé Chevance, ce «confesseur des bonnes» dénué de tout calcul et de toute prudence, âme prosaïque rasant de célestes pâquerettes, et quune parole contient : «Jai si peu lhabitude de mobserver que mon propre visage même ne mest pas comment dirais-je ? trop familier
» Chevance est tout bonnement un saint, dont la voix fait sauter les masques, et le regard rompt les armures les mieux jointes. Dans celle, bronzée, de Cénabre, ce limier du ciel guette une faille où déverser, à pleines mains, lor liquide dune pitié. Peine perdue : aux yeux de Cénabre, cet entomologiste clouant saint sur saint à son liège comme autant dinsectes rares, Chevance ne sera jamais quune bête curieuse ; dit autrement : un récit à déconstruire, un «écheveau, que [Cénabre] peut dévider brin à brin»
Un écheveau ne sauve pas ! À une intelligence pure comme Cénabre, heurtée à ses confins comme un physicien à sa particule, tout paraît résolu, et vain. Le sursaut ? Pose, encore imposture dans limposture. Scrupule, délicatesse monstrueux de lhomme embastillé en lui-même, et qui se fait fort de miner toute issue ! Par la pitié de Chevance, par «la main terrible et douce» de Dieu, Cénabre se croit traqué. Ne reste quà singer le Christ, à contrefaire encore : «Quid me persequeris ? Pourquoi me persécutes-tu ?» Cette parole grimaçante, elle a auparavant ricoché, sans le fatras lyrique, dans la bouche dun mendiant ramassé par Cénabre dans les rues de Paris : Framboise, jadis Ambroise autre figure du double, et prince du boniment et de lordure. Dans cette scène prodigieuse, mixte grotesque de marchandage, de course-poursuite et de viol, limposture se cherche dans la comédie, lenfance sous le détritus : «Pourquoi jouez-vous ce rôle inepte ?», harcèle Cénabre, «Pourquoi vous avilissez-vous ?» Scène superbe, où Cénabre, mendiant véritable, réclame la manne infiniment nourrissante dune parole «qui ne soit pas abjection pure» ! Sans succès : comme lui, Framboise a perdu «jusquà sa vérité, jusquà son nom».
La tragédie de lhomme sans nom, cest que le tragique même se dérobe à lui ; le feu caresse la surface ripolinée de son âme, sans la mordre. Cénabre, à lui-même : «Si ta chair tremble, cest de froid» ! Écran de fumée, sans feu, résolu dans un romantisme de foire : «Je me suis débattu cette nuit dans des ténèbres exceptionnelles», achevé par le point dorgue dun ricanement démentiel. Mécanique huilée, dont Bernanos restitue superbement linfernale logique. Mais ce ricanement, ce rire de chacal blessé, qui le pousse ? Cénabre ? Le diable ? On ne sait... Ce rire maelström renvoie Cénabre sur la minuscule banquise de son non, où cet ancien roitelet se découvre nu, et grelottant : il ny a plus personne ! Enfer bien sûr, >i>enfermement, sans la consolation des très hautes températures ; ce bon Lucifer lui-même a pris congé, qui jadis offrait de fouetter un peu le sang des damnés, pour le réchauffer
Il ny a plus personne. «Peine dAbsence», disait Péguy de lenfer. Nier lautre Chevance, ici , cest ratifier lAbsence divine, et Cénabre récusera jusqu'à ses larmes cet autre en lui. Cabré, il bascule dans sa nuit : «Alors [Chevance] enfonça ses deux bras dans les ténèbres, et en retira une main inerte et molle, quil pressa sur sa poitrine, en gémissant».
«La dernière ligne écrite, jignorais encore si labbé Cénabre était oui ou non un imposteur, je lignore toujours, jai cessé de minterroger là-dessus», note Bernanos dans Les Enfants humiliés, quinze ans après LImposture. Limite du romancier catholique, qui croit à la volonté et au libre-arbitre, lesquels lui échappent quand il pose sa loupe sur eux ? «Quelque part que sa jeunesse ait faite au mensonge, une heure est venue entre toutes les heures où lindifférence sest muée en un renoncement volontaire, délibéré, lucide», est-il écrit de Cénabre dans LImposture, comme si le cauchemar du prêtre était consenti. Cependant, plus tard (Les Enfants humiliés encore) : «Pour mériter le nom dimposteur, il faudrait quon fût totalement responsable de son mensonge, il faudrait quon leût engendré [
]» Cénabre, monstre daffectation, colossale baudruche, dabord cible de Bernanos, ne lui paraît plus, après écriture, quun pauvre diable ; une outre percée. Alors, à quoi bon accabler un malheureux imposteur ? À quoi bon, oui, le persécuter ? Pour Bernanos, comme pour tout écrivain de race, il sagit darracher, à fortes poignées, la bourre bombant le buste dépouvantails grandioses : effort épuisant, démesuré, ne se résolvant jamais que dans limpuissance souveraine du titan
Lequel sexclame, désignant un établi dor jonché de haillons et de fétus de paille : «Qui aurait imaginé ce quil coûte de vie, de peine, de sueur, pour montrer
ça !»
Glaçant roman que LImposture, où se cherche, avec une rare puissance, une métaphysique de la duplicité, du travestissement natif. Le masque, nous dit Bernanos, a passé du visage au cur cur voué à se manquer. À vrai dire, labbé Cénabre, ce Tartuffe éclos dans une gaine dacier, nous pouvons le respecter un peu, lui dont le refus opiniâtre conserve des restes de fierté, même vaine... Les temps présents, eux, semblent dégringoler de Cénabre aussi fermement que Cénabre dégringole des grands négateurs ; temps de l«authenticité» et de la «sincérité publicitaires, où lon voit sentre-congratuler le cynisme de Rastignac, la décontraction dEichmann et le second degré de Casimir ; où batifolent des Cénabre élevés à la puissance négative, fantômes cuirassés dans cette réplique exquise : ''Je ne vois pas où est le problème'' le Quid me persequeris daujourdhui ! Charmants «débiteurs insolvables», dirait Bernanos, qui, comme Cénabre, se doivent à eux-mêmes, et en rient : âmes intéressées à leur morne consomption ! «Ce que le monde perd de force vive», écrivait encore, en 1940, Bernanos, «est probablement bien perdu, anéanti, perdu pour le bien et le mal, perdu sans retour. Cest de froid que le monde va mourir».
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 14/02/2011 ) Imprimer
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