| Régis Jauffret Univers, univers Gallimard - Folio 2005 / 8.50 € - 55.68 ffr. / 513 pages ISBN : 2-07-030091-9 FORMAT : 11x18 cm
Première publication : Août 2003 (Verticales).
Prix Décembre 2003. Imprimer
Lunivers tient dans un grain de sable. Mais dans un livre ? Régis Jauffret essaye, en tout cas, dy faire tenir le sien. Au passage il fait preuve, voire ostentation, dune époustouflante maîtrise du récit. Son Univers, univers ne raconte aucune histoire mais donne à penser toutes les histoires possibles. Comme dans des Mille et une nuits version contemporaine, française, glauque.
Une femme surveille la cuisson dun gigot. Elle attend son mari, et un couple quils ont invité à dîner. Soudain le doute sinfiltre. Qui va arriver ? A-t-elle un mari ? Qui est-elle ? Commence alors le périple dune conscience, féminine et désuvrée, qui sincarne successivement dans des milliers dexistences. Sengouffrant dans des corps à la vie déjà entamée, elle sera tour à tour adolescente, quadragénaire, bretonne, assassine, SDF, homme, nouveau-né, scientifique. Et même pas : «tu seras un orgasme par-ci par-là, dans une chambre» ou «tu seras une petite guerre, une épidémie générale», ou encore «un gadget destiné à muscler la mémoire des personnes âgées, une orange pelée dans un ascenseur par un homme de ménage».
Le récit est contraint à lénumération, mais le pari est de faire entendre le grouillement confus de tout ce qui existe, ou pourrait exister, simultanément. On pense à LAleph de Jorge Luis Borges, qui se contentait dune page pour dire que son personnage avait vu létendue du cosmos. Quant à lui, Jauffret a déclaré que les cinq cents pages dUnivers, univers auraient pu aussi bien être trois cents, ou trois mille. Cet «ouvrage en furie» est conçu comme un objet potentiellement autosuffisant, qui pourrait ne jamais sarrêter de cracher les portraits. Le couple, la solitude, la filiation, la difficulté à aimer et être aimé, la banalité et donc linterchangeabilité des individus, la mort
Jauffret reprend ici des thèmes qui hantent son uvre, et atteint comme toujours des sommets dans lart de dépeindre combien la vie humaine peut être sordide. Ses personnages ne font jamais lamour : ils ont des rapports. En guise de clin dil, on trouve dans Univers, univers un mari qui lit à sa femme des romans de Jauffret pour nourrir sa dépression.
Pourtant, on reste de marbre devant la souffrance des personnages, qui ne sont que des pantins au service dun dessein littéraire qui les dépasse. Le vrai protagoniste ici, cest lauteur. La femme dans la cuisine nexiste pas, dit-il, «cest moi qui depuis tout à lheure rôde dans cet appartement, massois sur la terrasse, scrute le gigot, et attends ce mari que je suis tout autant que les improbables voisins du dessus [
] Je suis la ville, le monde, je lentoure comme une membrane, un amnios». Amusé comme un gamin par sa toute-puissance, lécrivain ne cherche pas à émouvoir, mais parvient à nous éblouir par ses bravoures de conteur surexcité.
Lire Univers, univers, cest ouvrir un robinet génial doù coule à flots une forme plutôt rare de littérature : «elle ne raconte rien, elle traîne en longueur le langage, elle lui permet enfin de sexprimer, au lieu de toujours servir à dire quelque chose dautre que lui». Auteur omniprésent, libération du langage
ne craignez rien, aucun théoricien prétentieux ne vous attend au coin des pages pour gâcher votre plaisir à coups de postulats mal vieillis. Il y a juste un livre magnifique, soutenu par un regard perçant sur lenchevêtrement des choses et des êtres dans ce monde. Un regard qui vous habitera longtemps.
Veronica Latourrette ( Mis en ligne le 29/03/2005 ) Imprimer | | |