| John Maxwell Coetzee L'Homme ralenti Seuil - Points 2007 / 7 € - 45.85 ffr. / 310 pages ISBN : 78-2-7578-0626-5 FORMAT : 11x18 cm
Première publication française en mars 2006 (Seuil). Imprimer
Voilà encore une histoire à la J.M. Coetzee, diront certains, enthousiastes ou désapprobateurs, cest selon. Une histoire où rien ne se passe, sinon une chute à bicyclette, en première page (et quelle première page !), où les personnages sont des non-héros, où le rythme est plutôt lent. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, une histoire qui, pour toutes ces raisons et sans vraiment sexpliquer pourquoi, vous tient en haleine.
Tout commence donc sur Magill Road, à Adélaïde, en Australie. Paul Rayment se rend à bicyclette à la superette du coin cest le quotidien , lorsquun jeune homme conduisant une voiture le percute sur la droite. Paul fait «un vol plané», qui lui semble durer, assez en tout cas pour quil se voie atterrir comme un chat, avec souplesse, et pour que son esprit appelle du plus profond de sa mémoire un mot rare : «ingambe». Qui ne veut certes pas dire indemne
Car il natterrit bien sûr pas comme un chat, et le mot ingambe prend tout son sens, par renversement, lorsquil réalise peu à peu quil est impotent, infirme, estropié
bref, unijambiste. Les chirurgiens nont pas pu faire autrement que de couper au-dessus du genou ; «chez quelquun de plus jeune, ils auraient peut-être essayé une reconstruction», mais là, à soixante ans passés
Une prothèse et tout ira bien. Paul Rayment nest pas de cet avis : il ne veut pas de prothèse, il ne veut pas de moignon, il veut simplement oublier, du mieux quil peut.
Le personnage principal est campé. Le voilà chez lui, dans un petit appartement dAdélaïde. Il vit seul. Son ex-femme et lui se sont quittés il y a longtemps, ils nont pas eu denfants. Il a construit sa vie sur les petits riens de lexistence, son travail de photographe, ses lectures, ses courses et la restauration de vieux clichés montrant une Australie naissante, celle des mineurs, celles des immigrés du début. Est-il satisfait de ce quil a fait de sa vie ? Pas vraiment, mais malgré tout il la préférait à limmobilisme et la dépendance, à tout le moins jusquà larrivée de Marijana Jokic, linfirmière à domicile qui soccupe de lui.
Marijana est de ces femmes qui savent prendre soin des autres, avec respect et attention. Elle soccupe de lui, masse sa jambe (quil appelle le moignon ou le jambon), masse son dos, fait ses courses et son ménage, prépare le repas
Marijana, la Croate, lécoute avec intérêt et attention, comme on sait encore le faire sur le vieux continent (pense-t-il). Finalement, Marijana est un peu comme une épouse
mais une épouse qui partirait le soir et que lon payerait par versements mensuels. Paul est dabord content des compétences de sa nouvelle infirmière, puis intrigué, et enfin il en tombe amoureux, éperdument. Il aime tout delle, son corps, bien sûr, mais aussi sa manière de bouger, et de parler avec son accent croate, il aime ce quelle est et ce quelle aime, ses enfants dabord, mais aussi son mari, puisquelle la choisi. Et tout aurait pu continuer ainsi, dans ladmiration discrète de Paul pour Marijana, sil navait déclaré cette flamme inconvenante.
«Inconvenant» est aussi le mot quemploie Elisabeth Costello pour parler des sentiments de Paul. Marijana est en colère, elle ne vient plus, pour quelques jours au moins. Elizabeth en profite pour entrer dans la vie de Paul et sinstaller chez lui. On ne sait pas doù elle vient, sinon que nous, lecteurs, nous la connaissons, pour lavoir rencontrée, éponyme, dans un précédent roman de Coetzee : Elizabeth Costello... Elle est écrivain et, comme tous ceux qui écrivent des histoires, elle sait un peu tout sur tout. Alors elle parle, et parle encore, donne des conseils à Paul : elle lui dit effectivement que son amour pour Marijana est «inconvenant», et plus inconvenante encore sa manière de simposer à toute la famille Jokic. Mais Elisabeth nest pas seulement moralisatrice, cest avant tout une artiste des mots, une créatrice. Cest dailleurs pour cela quelle a été envoyée à Paul, pour quil devienne lun de ses personnages : «Elle est là, en train de lui faire la leçon, de lui dire comment mener sa vie !
"Et qu'est-ce que vous voudriez que je me trouve ? dit-il. Quelle histoire me rendrait digne de votre attention ?
- Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Inventez quelque chose." Elle est idiote, cette femme ! Il devrait la mettre à la porte.»
Et lauteur, le vrai, le Coetzee qui a soutenu un jour une thèse sur Samuel Beckett, décrire cette histoire gigogne : dun romancier qui écrit, mais qui écrit sur un homme «terne», sur du «menu fretin», sur les petits riens de lexistence qui malgré tout, grâce à la richesse esthétique quil confère à son récit, font la grande histoire.
Rachel Lauthelier-Mourier ( Mis en ligne le 14/01/2008 ) Imprimer | | |