| Sophie Caratini La Fille du chasseur Thierry Marchaisse Editions 2011 / 22 € - 144.1 ffr. / 358 pages ISBN : 978-2-362-80000-9 FORMAT : 14cm x 20,5cm Imprimer
Un livre passionnant, surprenant et difficile à classer, autant quapparaît énigmatique le visage sur la couverture qui est celui de la narratrice, Mariem, âgée alors dune vingtaine dannées. Livre surprenant car, à la lecture, on hésite souvent entre récit de vie et récit imaginé, tant est «romanesque» la vie de Mariem que conte ici lanthropologue Sophie Caratini. En fait tout est vrai, Mariem existe bien, elle a 70 ans et vit aujourdhui à Paris où lauteur la rencontrée et a recueilli son témoignage dans le cadre de son travail. Cest un des aspects forts aussi de ce livre qui aurait, somme toute, pu être publié comme un essai scientifique, que de se lire comme un roman, tant Sophie Caratini a construit son récit, et sait entraîner le lecteur à lentendre. Entendre au sens premier du terme, car le travail d'écriture de Sophie Caratini rend loral, et donne toute son authenticité à cette histoire.
A nos yeux doccidentaux du XXIe siècle, lhistoire de Mariem vient du fond des âges
Elle est née à la fin des années trente, probablement en 1940, en Mauritanie. Dans une Mauritanie française, mais où la présence française ne cherche guère à coloniser, à simplanter, faute dailleurs - entre autres - de moyens humains, mais considère la Mauritanie comme un espace stratégique quil convient de surveiller pour assurer les relations entre lAfrique du Nord et lAfrique de lOuest. La petite Mariem nait dans un clan de chasseurs, les Nmadi, car sa mère a quitté par amour pour son père son clan déleveurs, supérieur pourtant dans la hiérarchie sociale.
Élevée dans le désert, Mariem, qui revendiquera toute sa vie ses liens avec les Nmadi, apprend à lire les traces, nomadiser, elle vit la solidarité des tentes, le rôle des grands-parents, en particulier des grands-mères, les travaux des femmes, la répartition des tâches entre sexes, la pratique de lesclavage, la religion musulmane. Elle est imbattable sur la complexité des liens généalogiques qui fondent des relations fortes et imprescriptibles. Elle comprend et cherche à faire comprendre la sensibilité et la richesse de cette civilisation séculaire aujourdhui en voie de disparition. Pour avoir épousé un français et bien connaître la France, elle éclaire sa réflexion de comparaisons souvent stimulantes. Son récit est dautant plus passionnant quelle a connu une vie riche.
Alors quelle est une toute petite fille, à 5 ans environ, la famille suit le père qui cherche à tout prix à se faire engager comme goumier (guerrier maure, supplétif de larmée française) dans les GN (groupes nomades), ces unités de larmée française qui parcourent le désert et le surveillent. Les goumiers avaient le droit de venir avec leur famille, aussi Mariem décrit-elle ces camps immenses, ordonnés selon la discipline militaire française, et hiérarchisés, avec au sommet les officiers français et en bas de la hiérarchie les tirailleurs sénégalais, à qui tout interdisait de se mêler aux autres. Entre les différentes populations, les échanges sont nombreux, et en particulier les Français viennent chercher des «épouses» chez les jolies Maures.
Là aussi, le récit de Mariem sort des clichés attendus et dresse le portrait de femmes infiniment plus indépendantes quon ne limagine volontiers. Indépendantes dès lors quelles ont rempli le contrat initial : se conformer aux traditions durant leur enfance et jusquau premier mariage. Des pages fortes sont celles où Mariem décrit la coutume mauritanienne du gavage, torture que lon inflige aux petites filles des bonnes familles, pour les marier le plus tôt et le mieux possible. Fille aînée, Mariem na pas le choix, et durant deux ans, elle est impitoyablement gavée, puis on la marie à 9 ans et demi ; elle aura un fils à 14 ans et demi... Un mariage malheureux, marqué par la violence, dont elle se dégage en obtenant le divorce.
Une fois divorcée, la jeune femme maure devient libre, libre de choisir son prochain mari ou compagnon. Mariem qui a pour elle sa naissance, son intelligence et sa beauté, va ainsi choisir plusieurs maris successifs, maures ou français, avoir des enfants, découvrir les charmes de la ville et de la modernité, du lit aux talons aiguilles et aux robes à la Brigitte Bardot (on est au début des années 60) avant dépouser Xavier, jeune fonctionnaire catholique issu de lEcole française doutre mer, et de mener le reste de sa vie le quotidien dune épouse de haut fonctionnaire, mère de famille nombreuse.
A côté de Mariem, toute une série de personnages attachants, étonnants, aux fortes personnalités, à commencer pas sa mère Fatimatou, Aïcha, sa belle sur, qui a suivi le parcours inverse de Mariem et tant dautres, des femmes dailleurs davantage que des hommes
Anthropologue, chercheur au CNRS, spécialiste du Sahara occidental et de la Mauritanie, Sophie Caratini sintéresse aux liens tissés dans la relation coloniale et cest dans cette perspective quelle a rencontré Mariem. Elle compte dailleurs poursuivre ce travail avec deux autres livres, lun consacré à un tirailleur sénégalais et lautre à un officier français des années 30. La Fille du chasseur invite aussi à relire Odette du Puigaudeau (Pieds nus en Mauritanie) qui avait parcouru cet espace immense avec une amie dans les années trente et en avait fourni la première description en 1936 (réédité chez Phébus en 1996).
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 29/08/2011 ) Imprimer | | |