| Gabriel Matzneff La Séquence de l'énergumène Léo Scheer 2012 / 21 € - 137.55 ffr. / 339 pages ISBN : 978-2-7561-0360-0 FORMAT : 12,7cm x 19cm Imprimer
Prémonitoires, ces chroniques du petit écran données par Gabriel Matzneff au quotidien Combat, au début des années soixante. Lécrivain y démasque vite cette chimère à deux têtes, laspiration démocratique à la culture doublée de soif maladive de divertissement. Auprès du déversement qui a suivi de laideur cathodique ''décomplexée'' pour employer cet adjectif cher aux bigots du déboutonnage universel , la télé de lépoque nous paraît toutefois un sommet de distinction, délégance, de sobriété. Guy Lux himself, que lauteur du Sabre de Didi découpe en rondelles, semble avec le temps sêtre revêtu dune tunique de fraîcheur, dun habit dinnocence. Notre bel aujourdhui a ce don de rendre aimables, et comme gonflées dhumanité, les plus fadasses momies dhier.
Que Matzneff parle de télévision, cest en passant : ses billets sont des raids en terre étrangère, sous lil du pacha des lieux, le président de lORTF et académicien Wladimir dOrmesson, soleil révolu que lécrivain polémiste refait briller pour nous, à coup de vitriol, pour le rétablir dans une immortalité qui a peu à voir avec le quai Conti. Très occupé à taper sur la truffe cornichonne des vizirs gaulliens et, bien sûr, à chanter ses dieux familiers, le jeune Matzneff condescend parfois à essayer un peu de tambouille télévisuelle. Son flair de desperado y hume illico le principe de putréfactions parvenues depuis lors à leur terme : crétinerie décontractée, culte hypocrite de la jeunesse, humour obligatoire, culture-robinet, «médiocrité rigolarde» cette dernière formule ramassant de façon vertigineuse tout un pan de la vie actuelle. Flair, quelquefois naïveté, confessée par lécrivain dans sa préface et qui le fit sétonner ingénument du gloubi-boulga hertzien, nommé par lui, en toute simplicité, une chiennerie.
Tarte à la crème aujourdhui que la nullité de la télé télé quévidemment personne ne regarde, bien que tout le monde en parle. Le jeune Matzneff, loin des pleurnicheries humanistes sur lineptie des programmes, perçoit demblée la nocivité non pas seulement de telle bouse de début de soirée une bouse ayant, si lon peut dire, lhonnêteté de son fumet mais bien de la «culture générale», cette mère maquerelle parfumée, dorée sur tranche, aux ongles immaculés : «La télévision est lexpression la plus poussée du mal qui, tel un cancer, ronge le monde moderne : la culture générale. Rien nest plus fatal à laristocratie de lesprit, à la haute vie de lâme, que cette rage de toucher à tout, de savoir un peu de tout, dêtre informé de tout». Un ersatz donc, et sous-produit dun tourisme étendu à lart, au loisir même ; dun tourisme orgiaque en même temps quexténué de bâfreurs sans appétit. Il faut croire quavec la meilleure conscience, nos planificateurs culturels ont réussi à faire de lart un pensum, et du loisir, une corvée. À la fin des temps, reste un spectateur assoupi, angoissé, un peu surpris de se sentir un meuble surnuméraire dans son salon à léchelle du globe.
Au fond, ce qui captive le plus dans cette Séquence, cest moins la télé de lépoque, que la télé en tant que telle, ombre portée de technologies encore embryonnaires qui entretemps ont colonisé nos esprits, nos curs, nos phrases et jusquà nos gestes. «Le petit écran ne sera jamais quun bocal», écrit Matzneff. On trimballe maintenant son bocal avec soi. Dans les rues, les restaurants, les musées, transitent par paquets des corps hagards, sous perfusion, noyés dans un déluge de bruit et dimages. Le temps où écrit le jeune Matzneff et où la télévision, «il de cyclope inexpressif et blanchâtre», fait irruption dans la vie, est encore celui de linnocuité ; le temps davant le bombardement hertzien et numérique, qui fait de nos corps des Dresde invisibles, ravagés par le phosphore des signaux. «Lincessant défilé dimages et de sons que subit le téléspectateur, écrit Matzneff, est la forme la plus extrême de la distraction». On ne saurait mieux dire. Cependant, image et son se tenaient en dehors : démons vite invoqués, vite congédiés. Tandis quen nous, nés plus tard, les images bruissent de toute éternité ; et leur nom est légion. «Le monde extérieur nous pourchasse jusque dans notre intimité», écrit encore Matzneff ; mais cest maintenant à lintimité de coloniser le monde extérieur. Il ny a plus dinconscient que du collectif.
«Nous navons plus quà tourner le bouton», note lécrivain. Puis : «On sexclame : «Par les moustaches de Staline, ce que ça peut être idiot », mais on néteint pas». On néteint pas, non : il ny a plus de bouton. On sobstine, chose étrange, à se gargariser de liberté, de volonté, et autres bobards romantiques. Rester allumés, cest notre condition, assez éloignée des Lumières, et ne parlons pas des Illuminations. Auprès de la prolifération tentaculaire des écrans et de la sonorisation intégrale en cours, les rassemblements de Nuremberg ont des airs de pique-niques kitsch et laborieux, inutilement grandiloquents.
La force des livres de Gabriel Matzneff, lauteur du Défi, cest bien ceci : le bouton tourné cet art matznevissime, allègre et grave, du chassé.
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 19/03/2012 ) Imprimer
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