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Very triste histoire d’amour | | | Frédéric Beigbeder Oona & Salinger Grasset 2014 / 19 € - 124.45 ffr. / 336 pages ISBN : 978-2-246-77701-4 FORMAT : 13,5 cm × 20,5 cm Imprimer
Dabord, Beigbeder raconte Beigbeder, dans le style Beigbeder, cest-à-dire l'autofiction, l'autodérision, un peu de cynisme, un soupçon de tendresse et démotion. Un jour, lauteur a voulu rencontrer lhomme qui lavait accouché, de loin, en littérature : Salinger. Mais après un chemin hasardeux, il renonce à quelques mètres de la porte de lécrivain le plus secret dAmérique. Pudeur, timidité, affolement, pornographie du direct («je suis poli», répond-il quand les autres journalistes lui demandent les raisons de cette retraite) : la rencontre na pas lieu et Beigbeder se fait pardonner en confessant son goût immodéré pour la jeunesse et son angoisse de la vie qui passe. Ce premier moment, très réussi et beigbederien en diable, est celui où lauteur se flagelle gentiment devant ses lecteurs et son idole, Salinger.
Mais on peut rire de Beigbeder, on peut rire avec Beigbeder
on ne rit pas de Salinger : lidole doit demeurer lidole. Aussi dans un second temps cest-à-dire le roman en soi , Beigbeder revient à ses amours et à ses pénates : le roman américain, Fitzgerald, Capote, Salinger, une plume réaliste et sèche, attentive aux dialogues, aux détails, pour décrire la rencontre de Salinger et dOona ONeill, fille dun grand dramaturge américain bien oublié (pourtant, le Nobel !). Il a 21 ans, elle en a 15, ils se croisent en 1940 dans un club branché new-yorkais hanté par les stars. Ils se plaisent, se séduisent maladroitement, causent vaguement, boivent, fument, parlent jazz, se cherchent, sasticotent
mais ils se ratent.
Salinger part faire la guerre (et en revient avec des souvenirs, des traumas et de linspiration), Oona ONeill part à Hollywood faire la star et en revient Chaplin. «Ils ne se marièrent pas et neurent jamais denfant». Mais quà cela ne tienne, ils ont une histoire dans laquelle leur narrateur simmisce, se met un peu en scène et, faute de pouvoir disposer des archives du non-couple, rédige une fiction réaliste, ponctuée de quelques rarissimes extraits de vrais documents.
Mais comment raconter une histoire fondée sur des intuitions et sur des gens qui se taisent ou se cachent ? Tel est lenjeu de ce roman : lauteur reconstitue la rencontre, les échanges, le jeu de la séduction, du doute, limpatience (lamour dure 3 mois ?)
Ce chapitre nest pas forcément le plus réussi : hélas, la rencontre entre une pré-adulte et un post-ado nest pas forcément un événement littéraire, même racontée par Beigbeder, et lon peut sans regret passer ce vert paradis des amours enfantines, aigres et alcoolisées.
Plus intéressante est la suite : le jeu de séduction entre un Chaplin vieillissant et de moins en moins populaire, et une Oona en quête dun papa de substitution. Beaucoup plus intéressante est la conversation entre Salinger et Hemingway au bar du Ritz, de même que lexploration du trauma chez le vétéran Salinger et son influence sur son écriture. Beigbeder est meilleur dans lexploration du pathos littéraire, mais il faut dire que le décor le débarquement, les Ardennes, la libération des camps sy prête. La promenade dans les paysages mentaux dun homme abîmé par la guerre est parfaitement sentie et maîtrisée. Cest sans doute le moment fort du roman, avec lultime conversation imaginaire encore entre Oona et Jerry.
On reconnaît un roman de Frédéric Beigbeder en ce quil plaît et agace à la fois : il y a des facilités dues à un talent réel pour la formule et lautodérision, un goût manifeste pour lintrospection sur le mode ironique, et une plume taillée sur le modèle Salinger. Le mélange est singulier, plaisant et, en avançant dans le roman, on croise assez souvent lauteur (qui conclut dailleurs sur une boucle, en revenant à ses propres amours), qui aime se mettre en scène et se livrer à son goût pour les aphorismes (un peu de name dropping aussi, oubliable). Surtout, il y a un vrai goût pour la chose littéraire, et la volonté de donner une forme à un mystère : lamour, linspiration, le talent chez Salinger. Cest cette sympathie au sens ancien du terme, ce partage de la douleur qui structure le roman et le rend vivant.
Certes, ce nest pas Les Bienveillantes, mais par moment, on a limpression dy être et ça, cest la littérature.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 22/09/2014 ) Imprimer
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