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Emanation du réel – Weegee à travers l’œil de Barthes
Kerry-William Purcell   Weegee
Phaidon 2004 /  24.95 € - 163.42 ffr. / 55 pages
ISBN : 0-7148-9373-0
FORMAT : 22x25 cm

L'auteur du compte rendu : Claire Grace est diplômée de Brown University (Etats-Unis) où elle s'est concentrée sur le croisement entre l'art et la justice sociale. Elle a organisé plusieurs expositions d'art contemporain ("Intersections" qui a réuni quatre peintres du Mali) et elle travaille actuellement auprès des commissaires de l'exposition itinérante «Africa Remix», qui s'ouvrira au Centre Pompidou en mai 2005.

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Nourri du commentaire incisif de Kerry William Purcell, Weegee met en lumière une sélection d’images saisissantes du photographe de presse américain le plus archétypique des années 30 et 40. Sous le surnom «Weegee», venant du «Oui-ja», jeu de clairvoyance, le photographe est devenu un véritable phénomène new-yorkais : sa manière de se retrouver sur les lieux de crime avant la police lui a donné l’aura d’un magicien.

Ses photographies, exceptionnellement reproduites par les éditions Phaidon, se repartissent entre celles qui l’ont rendu célèbre – des victimes de meurtre et d’accident de voiture – et d’autres ne reflétant que la vie quotidienne : des enfants endormis dans un escalier de secours, un couple s’entrelaçant au fond d’un cinéma, des manifestations de soutien aux troupes alliées, les plages de Coney Island envahies de baigneurs…

Si l’ouvrage témoigne des hauts et des bas de l’époque, le caractère de celle-ci s’incarne dans l’histoire personnelle de Weegee, racontée avec éloquence par Purcel. D’origine ukrainienne, Usher Fellig, son vrai nom, passe par Ellis Island vers 1910 dans les premiers vagues d’immigrés du siècle, prêts à construire leur propre «rêve américain». Jeune et débrouillard, Fellig survit en vendant des journaux à une clientèle majoritairement immigrée du Lower East Side. Découvrant la photographie à 15 ans, il apprend à maîtriser chez Ducket and Alder les techniques qui caractériseront son style : une lumière contrastante et une distance de trois mètres cinquante au sujet, laquelle génère une certaine intimité malgré la brutalité des propos. Ainsi, quelle que soit la perte en clarté due à l’agrandissement, les clichés de Weegee parlent clairement aux lecteurs des journaux quotidiens, souvent illettrés en anglais.

Tout en informant leur lectorat, ses photographies les reflètent : du bar de «Sammy», aux incidents nocturnes du Lower East Side, les clichés célèbrent des cultures et des entreprises d’immigrés, véritables fondateurs de l’Amérique. Ainsi ces images fournissent une fascinante impression des exigences et des réussites des années où le futur axe du capitalisme s’est érigé. Des enseignes publicitaires, des Chevrolets et des établissements populaires nous rappellent la société consumériste naissante. Les styles vestimentaires insinuent combien l’habillement joue sur le statut social. Dans les prises les plus fulgurantes, Weegee évoque une parallèle entre la violence citadine et la barbarie de la Seconde Guerre mondiale.

Dès son engagement au New York Times et au Acme Newspictures, le photographe comprend en effet que, finalement, c’est le drame urbain qui plait au public. En travaillant la nuit, Weegee capte la violence et le mystère de la vie nocturne à Manhattan. Faisant la une des tabloïds du lendemain, ses images révèlent ce que nous appellerions le subconscient collectif de la ville, refoulé la journée pour n’apparaître que la nuit. Si les photographies de Weegee dramatisent le caractère sensationnaliste de faits divers, elles ne nous laissent pas les feuilleter comme s’il s’agissait des pages d’un quotidien. Les plus singulières engendrent une impression de dualité, une coprésence irrésolue qui appelle d’autres questionnements et qui emporte notre attention au-delà de l’intérêt nonchalant porté d’ordinaire envers des images de presse, facilement consommables et grossières. Ainsi, l’objet, l’image en soi, nous parle, nous incite à réfléchir, et cela-même dans le contexte banalisant des médias.

Dans plusieurs de ces images, c’est le regard du sujet, se fixant sur celui du spectateur, qui les rend si provocatrices. A la lumière de La Chambre claire de Roland Barthes, on peut dire que ce regard dissocierait l’indissociable en mobilisant l’attention sans la perception. Ainsi, l’attention dégagée des yeux du sujet tranche sur le fait que l’image en soi n’est qu’un objet, dépourvu des mécanismes du cerveau humain. Ce regard nous invite à réfléchir à ce que celui-ci aurait perçu au moment de la prise. Une photographie exemplaire de cela montre un adolescent arrêté pour homicide : à travers un grillage du fourgon, le regard du jeune donne une impression invraisemblable non pas seulement de perception mais aussi de compréhension des conséquences des actes commis.

Si les photographies de Weegee dépassent leur genre à travers le regard des sujets, elles le font aussi à travers le rapport physique entre ceux-ci, lequel, dans de nombreux cas, enchaîne les personnages dans une mise en scène serpentine qui fait «bouger» l’œil. Dans une image emblématique, Manuel, étendu par terre, recouvert de taches de sang, reste la joue sur la cuisse de Manuelda, assise contre le mur. Une main sur l’épaule de l’homme battu, l’éperdue pose l’autre sur celle de Manuel, collée au genou de la femme. De la partie supérieure du cadre, un policier étend la main pour tenir le bras de la femme. Se manifestant dans bien d’autres des photographies, cette tendre succession de mains nous pousse à réfléchir aux éventuelles relations entre ceux qui se serrent ; il s’agit d’images beaucoup plus subtiles que d’attendus témoignages bruts de faits divers.

Weegee dépasse donc son genre par cette existence psychologique des sujets ; il le dépasse aussi en enrichissant les images d’un discours sur la nature de la mort et sur sa place dans la société. Technologie propice à cette recherche, la photographie transforme un être vivant en image, ne faisant de son sujet rien moins qu’un objet. Elle serait, de cette manière, meurtrière (Barthes). Weegee maîtrise cet aspect de son métier pour poursuivre la question de la mort au-delà du drame explicite des crimes violents. Une image exemplaire capte un incendie consommant un immeuble résidentiel d’une dizaine d’étages. Dans la lumière étrange du flash photographique, des lampadaires et des phares des pompiers, l'escalier de secours semble ne donner sur rien, une voie vers nulle part, vers une blancheur de brume et de fumée. Cela ne peut que provoquer des réflexions sur la mortalité et la vie après la mort, au moment où le feu enveloppe ses victimes. La lumière surréelle de cette image caractérise celle des autres scènes nocturnes. Comme Barthes nous le rappelle, lorsque des visages humains y sont figurés, cet éclairage aléatoire rappellerait le masque du Nô japonais comme le maquillage blanc du Katha Kali indien, deux théâtres antiques portant sur la mort. Ainsi, dans une photographie d’un sans-abri âgé, celui-ci émerge blanchi comme un fantôme des ténèbres urbaines. Bouche ouverte, regard perdu, ce clochard fait figure de zombie, d’une mort sociale, sinon physiologique.

A cette même lumière, dans une dernière photographie nocturne, un vendeur de bagels apparaît comme un spectre, éclairé de manière troublante en plein milieu d’une profondeur noire. Pourtant, tout en nous faisant frissonner, ce porteur de pain évoque aussi un porteur de bonheur fournissant son zèle contre une longue nuit ténébreuse. C’est ainsi que, toutes cadavéreuses soient-elles, les photographies de Weegee parlent autant de la vie que de la mort. Tout en mettant l’accent sur l’aspect «meurtrier» de la photographie, il finit par lui échapper. Il y parvient en mettant en œuvre un certain relais du cinéma car, à lire Barthes, si la photographie chosifie ses sujets, au cinéma, cette réification est niée par la suite continue des images. Agissant comme metteur en scène, Weegee entrecroise le cinéma et la photographie pour que celle-ci, épinglante et fixe, oscille avec la réalité qui refuse à tout prix d’être figée. Dans une prise exemplaire, où un mort d’accident de voiture est étalé par terre, le photographe lui redonne vie en reposant sa main, traînante vers la chaussée, sur le volant de la voiture. Dans une autre prise d’un homme mort, Weegee met en lumière l’étiquette policière encerclant le poignet du cadavre, comme pour rappeler le bracelet hospitalier du poignet d’un nouveau-né.

C’est ainsi que, d’un grand amour pour la vie, Weegee finit par mettre en avant non pas le côté fossilisant de la photographie mais son essence vitale car, en captant les rayons lumineux émis par un objet, «la photo est littéralement une émanation» et non plus une copie de son référent. Ainsi, comme le rappelle Barthes, quoique impalpable, la lumière devient un milieu charnel, une peau à partager avec le sujet photographié.

Par ce côté presque magique, la photographie nous ramène au mystère de la personnalité de Weegee, pour qui les faits divers semblent coïncider toujours parfaitement à l’imagerie urbaine (ainsi, une enseigne publicitaire recommandant d’«ajouter de l’eau bouillante» est affichée sur un immeuble consommé de feu). De cette manière, c’est par la magie photographique que Weegee lutte non pas seulement contre la violence de la photographie mais aussi contre la violence criminelle et arbitraire de la ville, tout en la mettant en évidence. A travers le «milieu charnel» de la lumière, nous, spectateurs d’aujourd’hui, partageons aussi avec Weegee le quotidien new-yorkais des années 30 et 40, comme s’il s’agissait du nôtre.


Claire Grace
( Mis en ligne le 21/02/2005 )
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