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Bile noire en encre et huile | | | Hélène Prigent Mélancolie - Les métamorphoses de la dépression Gallimard - Découvertes 2005 / 13.90 € - 91.05 ffr. / 159 pages ISBN : 2-07-030599-6 FORMAT : 12,5cm x 18,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Notre époque postmoderne, dégrisée de toutes les illusions passées et lasse des grands récits, est volontiers mélancolique. En témoigne notamment lexposition actuelle Mélancolie, Génie et folie en Occident, au Grand Palais. Mais que désigne au juste la mélancolie, cette notion protéiforme qui hante toute lhistoire culturelle de lOccident ? Le bel ouvrage dHélène Prigent, Mélancolie, Les métamorphoses de la dépression, sefforce, dans une perspective à la fois historique et thématique, déclairer lambivalence dun mot qui recouvre une réalité complexe.
Dans un premier chapitre essentiel, lauteur montre comment la mélancolie fait son entrée dans lhistoire, en Grèce, au IVe siècle avant J.-C., à laune dune interprétation «anatomique» (p.13). Melankholia est formé de lunion des termes kholê (bile) et mêlas (noir), et signifie littéralement «bile noire», cest-à-dire lune des quatre «humeurs» ou substances naturelles qui irriguent le corps humain. La mélancolie, phénomène corporel, désigne ainsi la maladie due à lexcès de bile noire qui engendre, chez lhomme, «crainte et tristesse» (Aristophane). Cependant, dès son origine, létat mélancolique est caractérisé par sa profonde ambiguïté : associée par Aristote à limagination et à la mémoire, la mélancolie peut être à la source soit de la folie pathologique soit du génie créateur. Avec le christianisme oriental antique (en particulier Evagre le Pontique), cette tension constitutive éclate et le mélancolique sapparente alors à lacedia ou «démon de midi» qui révèle le caractère exclusivement démoniaque de limagination, source de tous les vices.
Dans le chapitre suivant, très dense, Hélène Prigent met en évidence comment le Moyen Age sest approprié cette double tradition grecque et orientale de la mélancolie en en donnant une vision «morale» (p.31). Ce processus à la fois théologique et astrologique de moralisation relie létat mélancolique aux figures inquiétantes de Satan et de Saturne et approfondit son affinité avec le péché. Ainsi, avec lapparition dêtres «saturniens» corrompus dans leur âme et dans leur chair, le moment médiéval de la mélancolie se pense sous le signe de la culpabilité et de la fatalité.
Avec la Renaissance, sopère un «renversement de perspective» qui fait éclore «lâge dor de la mélancolie» (p.45) : le troisième chapitre de létude révèle avec brio comment le XVIe siècle, en renouant avec lhéritage aristotélicien par delà la vision théologico-morale du Moyen Age, conçoit le mélancolique comme lhomme de génie par excellence. Préparée par lhumanisme qui place lhomme au centre de la Création, cette réhabilitation de la mélancolie sépanouit magistralement dans luvre de Dürer intitulée Melencolia I, qui fait lobjet dune analyse toute particulière.
Le chapitre suivant le plus long , qui mène du classicisme aux Lumières, se révèle fort intéressant parce quil traite dun moment peu connu de la mélancolie. Lauteur souligne comment le succès de la divine maladie finit par la banaliser et la réduire à une «complaisance chez celui qui sen réclame» (p.68). La mélancolie est peu à peu démythifiée et dissociée de limagination jusquà ne plus désigner quune simple pathologie. Les approches médicales, et donc dépréciatives du phénomène, sont légion au début du XVIIe siècle : la fameuse Anatomie de la mélancolie est publiée par Robert Burton en 1621. La raison cartésienne tend à refouler le thème en supprimant le lieu céleste de la mélancolie, tandis que les Encyclopédistes en font lexpression de la vanité du désir de perfection. Résultant dune approche matérialiste, ces métamorphoses du mélancolique en font éclater lunité, comme latteste liconographie des Mélancolies.
Hélène Prigent aborde la vision romantique de la figure mélancolique en indiquant sa double polarité : la réactivation des attributs de la mélancolie antique et son inscription moderne dans limmanence du monde. En sinsurgeant contre le rationalisme du XVIIIe siècle, limaginaire fantastique des artistes romantiques rétablit le lien entre mélancolie et génie, en même temps que la réapparition de la figure de Satan et lexaltation de la folie renouent avec le thème de lacedia. Mais, le sentiment de solitude de lhomme au cur dun univers silencieux ne permet plus, désormais, à la mélancolie de sinscrire dans un rapport de transcendance. Face au retrait du divin, la mélancolie nincarne plus quune «absence tapageuse» (p.106), une révolte vaine contre lenfermement dans un monde totalement immanent.
Lultime étape du parcours est consacrée à lépoque contemporaine de la mélancolie, caractérisée par sa chute dans le temps, et sinterroge sur le statut du mélancolique en labsence de tout rapport avec lau-delà. Malgré des passages très suggestifs, on peut regretter que la question de la mélancolie dans la photographie et au cinéma ne soit queffleurée. La partie finale, Témoignages et Documents offre une anthologie de textes remarquablement choisis.
Fidèle à lesprit pédagogique de la collection, ce volume constitue donc une excellente introduction à lhistoire culturelle de la mélancolie, en même temps quun formidable panorama de liconographie qui lui est attachée. Un passionnant voyage qui fait émerger la figure mélancolique comme une composante essentielle de lOccident.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 21/12/2005 ) Imprimer | | |
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