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Jean-Léon Gérôme, outsider de la modernité | | | Collectif Jean-Léon Gérôme (1824-1904) - L'histoire en spectacle Flammarion Skira 2010 / 49 € - 320.95 ffr. / 370 pages ISBN : 978-2-08-124186-2 FORMAT : 24cm x 28,3cm
Exposition Jean-Léon Gérôme (1824-1904).
L'Histoire en spectacle : Musée d'Orsay - 19 octobre 2010 / 23 janvier 2011
L'auteur du compte rendu : Outre des collaborations régulières dans la presse, Jérôme Poggi travaille dans le champ de lart contemporain au sein dune structure quil a créée, Objet de production, et de la galerie Poggi & Bertoux. Il enseigne à lEcole centrale de Paris, à la London University et dans plusieurs universités américaines à Paris. Ingénieur-économiste de lEcole centrale de Paris, diplômé de lEHESS et titulaire dune maîtrise dhistoire de lart (Paris I), il prépare un doctorat sur «le commerce de lart moderne à Paris sous le Second Empire». Imprimer
Le catalogue publié à loccasion de la première exposition monographique consacrée à Jean-Léon Gérôme depuis sa mort en 1904 est ce quon appelle une somme. Lourd de plus de trois-cent-cinquante pages, luxueusement illustré et enrichi dune courte mais succulente anthologie réunissant les points de vue de Charles Baudelaire, Émile Zola, Théophile Thoré, Francis Wey ou surtout de Théophile Gautier, louvrage réunit les contributions de pas moins de douze auteurs, sollicités pour réhabiliter un peintre que lhistoire de lart avait jusquici désavoué et sacrifié sur lautel de la modernité.
Cest peu dire que Gérôme fut de son vivant le pire ennemi de lEcole moderne, poursuivant le pauvre Manet par-delà sa mort en sopposant à lexposition posthume que lEcole des Beaux-Arts lui consacra en 1884, conseillant plutôt daccrocher son Olympia aux Folies Bergères. Défenseur dun Académisme quil enseigna dans cette même Ecole pendant près de quarante ans (de 1863 et 1902), Gérôme fut aussi de ceux qui firent perdre à la France la moitié des chefs-duvre impressionnistes que Gustave Caillebotte légua à son pays en 1894, traitant les uvres de Monet, Pissarro, Cézanne, etc, de «vieilles ordures» témoignant «dune grande flétrissure morale».
Hargneux et vain combat que celui de Gérôme, qui le fit passer aux oubliettes dune histoire de lart moderniste, qui se vengea à son tour du joug académique avec le même sectarisme, en condamnant dun bloc à la disparition tout un pan de lhistoire visuelle du XIXe siècle. il pour il, dent pour dent. Pendant des années, Gérôme fut mis au placard dun art dit «pompier», partageant tant bien que mal le peu despace que lui laissaient les historiens avec ses compères académiciens que rien ne distinguait les uns des autres quune virgule au milieu dune phrase sentencieuse.
Le retour en grâce de Gérôme, pour ne pas dire sa «résurrection» comme lenvisagent les commissaires de lexposition sur un ton messianique quimpose peut-être le grandiloquent du peintre en question, vint progressivement. Des Etats-Unis dabord où lartiste trouva un accueil enthousiaste et jamais démenti comme le souligne Mary G. Morton dans le catalogue. Lhistorien de lart américain Gerald Ackerman, absent du catalogue, fut le premier artisan zélé dune reconsidération de luvre de Gérôme qui commença à susciter un nouvel intérêt en Europe non pas tant du point de vue de lhistoire de lart que de lhistoire du goût. Le Musée Goupil de Bordeaux, activement dirigé en son temps par Hélène Lafont-Couturier qui consacra une monographie à Gérôme en 1998, mit dabord en lumière les relations que Gérôme, gendre du grand éditeur et marchand dart Adolphe Goupil, entretint avec le marché de lart (Gérôme & Goupil. Art et entreprise, 2000). Le photographe et historien de lart Pierre-Lin Renié revient sur cette relation familiale aussi bien que commerciale dans le catalogue du Musée dOrsay en insistant sur la stratégie médiatique de Gérôme qui usa des nouveaux procédés de reproduction industrielle des images pour diffuser largement son travail. Ce qui lui valut lopprobre de Zola notamment qui, dans une sentence fameuse, reprocha à Gérôme de ne faire un tableau «que pour que ce tableau soit reproduit par la photographie et la gravure et se vende à des milliers dexemplaires». Si laccusation nest peut-être pas loin dêtre juste, il faut reconnaître à Gérôme un génie queut le premier Gustave Courbet, assénant dans les années 1860 quil fallait diffuser son uvre dans la société «sans restriction», par quelque moyen que ce soit. Le parallèle avec Gustave Courbet sarrête là tant les deux artistes nont rien à voir et neurent apparemment aucune relation entre eux, au cours des vingt années où leurs activités coexistèrent. On ne saurait pourtant oublier que Laurence Des Cars et Dominique de Font-Réaulx, les deux commissaires françaises de lexposition avec Édouard Papet, furent également les commissaires de lexceptionnelle rétrospective Courbet de 2007.
Moins anecdotique quil ny paraît, ce rappel souligne la portée de lexposition et de son catalogue dans la réhabilitation de Gérôme au sein de lhistoire contemporaine de lart, dépassant les querelles de chapelles qui ont longtemps cloisonné cette discipline de façon hermétique. Bien plus quune simple révision de la place quil occupe dans la culture du XIXe siècle, cest à une re-vision complète à laquelle se sont exercés les commissaires, nous invitant à «Regarder Gérôme» à travers le «prisme de la culture visuelle contemporaine», sintéressant aux uvres mêmes de lartiste plus quà leur usage ou à leur réception. Se faisant, ils parviennent à mettre en évidence la «modernité paradoxale» dun artiste jugé comme lun de plus réactionnaire de son temps, soulignant par la même occasion les paradoxes dune modernité quon ne saurait réduire à un dogme unique.
Dominique de Font-Réault poursuit ainsi dans son essai sur Gérôme la réflexion centrale quelle menait avec Courbet sur le concept de «réalisme», analysant avec toujours plus de subtilité ce qui distingue le vrai du réel, la vérité de la réalité, lauthentique de lexact. Pour ce faire, celle qui fut en charge de la photographie au Musée dOrsay, examine le lien subtil qui existe entre lart de Gérôme et la photographie dont il était un attentif observateur et utilisateur. Elle démonte ainsi la «stratégie de mystification réaliste» pour reprendre la formule de lhistorienne de lart Linda Nochlin, qui consistait à donner une allure quasi-réaliste à des scènes historiques ou orientalistes pourtant largement fantasmées et archétypales, par le truchement dune technique illusionniste tellement «exacte» dans ses détails quelle faisait presque croire à Théophile Gautier que la photographie existait du temps de Jules César. Cest cet artifice de lexactitude, ces trucages «donnant pour vrai ce qui fut si habilement inventé», qui confèrent à Gérôme une modernité toute «spectaculaire» à la source de laquelle puisera le septième art au début du XXe siècle.
«Pré-hollywoodien», Gérôme annoncerait par certains aspects de son uvre lart du film, comme le suggère Dominique Païni dans un court essai qui conclut le catalogue. Révélant dabord quelques citations directes de tableaux de Gérôme dans certains péplums comme le Quo Vadis dEnrico Guazzoni (1913), lancien directeur de la Cinémathèque française analyse surtout le rapport au temps très cinématographique de certaines uvres de Gérôme, qui mettent en scène non linstant crucial dun événement, mais celui davant ou daprès, comme pour allonger la durée du tableau dans un hors-champ non pas spatial mais temporel.
Laurence des Cars développe le rapport à la narration de Gérôme dans un essai subtilement intitulé «Gérôme, peintre dhistoires». Par le pluriel quelle emploie, la commissaire de lexposition résume ce qui distingue la peinture de Gérôme de la grande peinture dHistoire héritée du XVIIe siècle. Privilégiant le principe de narration à celui dédification historique comme le faisaient au même moment ses contemporains écrivains, Gérôme contribue à sa manière au sabordage de la grande peinture académique, avec une «certaine ambiguïté de posture» brouillée par son métier lisse et soigné qui ne témoignerait quen apparence seulement dune obédience aux normes académiques, somme toute relative.
Pour achever de sortir le peintre Gérôme de son habit de pompier, Édouard Papet consacre un essai aux sculptures auquel le peintre se livra tardivement, à partir de 1878 alors quil est âgé de cinquante-quatre ans. «Père polychrome» qui offrit la possibilité dune «couleur décomplexée» à une sculpture qui ne sut dailleurs pas la saisir sur le champ, Gérôme se trouve encore une fois dans une situation paradoxale au regard de histoire de la sculpture moderne, à la croisée dune certaine forme dacadémisme, dun réalisme digne de Degas en même temps que dun symbolisme frisant le kitsch et dun hyperréalisme qui ne trouvera sa voie que dans les années 1960.
Au final, si le catalogue consacré à luvre de Gérôme constitue indéniablement une véritable somme, le lecteur pourra sinterroger à sa lecture sur le total auquel aboutissent ces additions et soustractions de points de vues, de citations et de reproductions multiples. Pompier pyromane ? Moderne malgré lui ou «moderne inabouti» comme le qualifie Guy Cogeval, président du Musée dOrsay ? Héros et maître en son temps, victime par la suite de ceux quil avait occis, Gérôme serait-il finalement loutsider dune modernité qui nen finit pas de se réinventer, repoussant toujours plus loin une ligne darrivée jamais encore atteinte ?
Jérôme Poggi ( Mis en ligne le 10/11/2010 ) Imprimer | | |
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