|
Poches -> Littérature |
| |
Heureux qui comme Ulysse faisait de beaux voyages | | | Salman Rushdie L'Enchanteresse de Florence Gallimard - Folio 2010 / 7,70 € - 50.44 ffr. / 465 pages ISBN : 978-2-07-039905-5 FORMAT : 11cmx18cm
Première publication française en octobre 2008 (Plon - Feux croisés)
Traduction de Gérard Meudal.
L'auteur du compte rendu : Françoise Poulet est une ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon. Agrégée de lettres modernes, elle est actuellement allocataire-monitrice à l'Université de Poitiers et prépare une thèse sur les représentations de l'extravagance dans le roman et le théâtre des années 1630-1650, sous la direction de Dominique Moncond'huy. Imprimer
Un soir, au coucher du soleil, un mystérieux voyageur, debout sur un char à bufs, vêtu dun manteau de losanges colorés, parvient en vue du palais du Grand Moghol Akbar, digne descendant de Gengis Khan, et pénètre dans la cité de Sikri. Il a parcouru une vaste partie du monde pour rejoindre la cour de lempereur, en conservant précieusement le secret quil a à lui livrer : sa propre histoire. Le dernier roman de Salman Rushdie souvre donc sur un retour, celui dun homme qui se fait appeler Mogor dellAmore (mais qui changera plusieurs fois didentité) et prétend venir de Florence ; mais il vient en réalité de tous les endroits du monde au terme dune Iliade plus vaste encore que celle dUlysse. Par le biais de récits enchâssés aux multiples tiroirs, au prix de détours et de revirements sans cesse accomplis, cette histoire secrète nous sera peu à peu dévoilée. Le récit, comme son héros, sétablit de manière circulaire : «C'était sa façon à lui : gagner indirectement son but au prix de longs détours et d'errements».
Tous les ingrédients de lexotisme et du conte oriental sont présents : harems, splendides princesses, étoffes luxueuses et chatoyantes, palais enchantés, oiseaux rares et éléphants, sortilèges et empoisonnements, érotisme et sensualité. Nous sommes plongés dans lunivers des mille et une nuits. Mais le récit de Mogor nous ramène également en Occident, au cur de la Renaissance italienne et de lhumanisme florentin. Le récit merveilleux et imaginaire se mêle à lHistoire réelle : une princesse à la beauté prodigieuse et aux pouvoirs enchanteurs croise sur son chemin Machiavel, ou encore le cousin dAmerigo Vespucci et le terrible pouvoir des Médicis. En définitive, Orient et Occident se mêlent pour ne former plus quun seul espace, qui rejoint également le Nouveau Monde tout récemment découvert. Mogor dellAmore, en parvenant à Sikri, nest pas revenu chez lui : le monde ne forme en fait quun seul et même espace.
Le conte oriental se fait également conte philosophique à la manière de Voltaire : Akbar est un despote éclairé qui réfléchit sur lui-même et sur la transcendance divine. A Sikri, il a instauré la tolérance religieuse et se demande si les dieux ne sont pas uniquement des créatures de lhomme, et non linverse. En filigrane, se lit bien entendu un écho du conflit opposant lauteur aux intégristes musulmans qui ont lancé une fatwa contre lui : Akbar naime pas les barbus, car la barbe tire sa force des testicules et menace la virilité. Sa rencontre avec Mogor, ainsi que leur parenté commune (quelle soit réelle ou supposée), signent la réconciliation entre Est et Ouest, entre les religions et les différentes cultures, dans un univers pré-babélien. Se dessine le rêve dun monde sans fanatisme religieux, loin de lobscurantisme que combattront également les Lumières.
Le récit se fait miroir de cet espace réunifié en mêlant tous les genres : récit historique (voir en effet la bibliographie sélective présentée à la fin de louvrage), conte merveilleux, roman philosophique, mythe, prosopographie dune dynastie et même épopée. Par le biais du «réalisme magique» qui lui est coutumier, Salman Rushdie nous livre une réflexion sur les pouvoirs de limagination et de la fiction. Personne ne sait si le récit de Mogor est celui de la vérité. Mais cela importe peu. Akbar, qui chérit le plus les femmes que sa propre imagination a créées, nous montre que la frontière entre rêve et réalité nest quillusoire et que lon peut aisément basculer dun monde à lautre. De même, le livre que nous sommes en train de parcourir, même sil mêle histoire réelle et fiction, vaut surtout pour le plaisir que sa lecture nous procure. Cette leçon était déjà celle dAgo Vespucci, le père du héros : «Ses récits ressemblaient aux aventures de Marco Polo, ils évoquaient des voyages fantastiques et personne n'en croyait un traître mot mais tout le monde avait envie de les entendre, surtout quand il se lançait dans ses longues histoires à propos de la plus belle femme qui ait jamais existé dans l'histoire de la ville et peut-être même depuis la création de la terre».
Comme «lenchanteresse de Florence», la fiction détient le pouvoir de plaire à tous et denchanter le monde. Ainsi, lhistoire secrète du héros sera sa seule richesse et son seul sésame pour survivre. Elle fera advenir de nouveaux mondes, comme ceux que la Renaissance découvrira. Elle permettra à lempereur de commencer une nouvelle vie et de tomber amoureux à travers lespace et le temps. Tout au long de ce roman, la métaphore spatiale engendre une méditation sur la vie comme sur lécriture : lhomme est un voyageur symbolique, toujours en quête de lui-même. Il est Pygmalion amoureux de ses rêves, Ulysse sur le chemin sans fin du retour. Cest à travers cette réflexion sur lêtre que Salman Rushdie nous invite à voyager dans lunivers merveilleux de la fiction.
Françoise Poulet ( Mis en ligne le 01/02/2010 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Furie de Salman Rushdie | | |
|
|
|
|