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Trop et trop peu
Thierry Hesse   Démon
Seuil - Points 2010 /  7,80 € - 51.09 ffr. / 473 pages
ISBN : 978-2-7578-1944-9
FORMAT : 11cmx18cm

Première publication en août 2009 (L'Olivier)
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À feuilleter Démon de Thierry Hesse, on est pris d’une douce excitation : aurions-nous entre les mains un roman français ambitieux, peu soucieux des puissants séismes qui ébranlent les pieds des coupes à cocktail de Saint-Germain-des-Prés, un roman français qui ne rechigne pas à fouiller l’histoire du XXe siècle écroulé et à jeter des personnages dans ses cendres encore rougeoyantes ? Thierry Hesse est-il cet héritier de Tolstoï et de Vassili Grossman qu’annonce le quatrième de couverture, avec la subtilité qui caractérise d’ordinaire ces sympathiques résumés ? Un début de lecture le laisse croire…

Tout commence en effet à l’hôpital du Val-de-Grâce, où le reporter Pierre Rotko est en convalescence après avoir été blessé aux jambes à Grozny. Comment, et pourquoi à Grozny, nous ne le saurons que bien plus tard : la capitale tchétchène est en effet le lieu, terminal à tout point de vue, où aboutiront le périple et le questionnement de Pierre.

Un questionnement provoqué par la révélation de son père Lev, un soir de novembre 2001 : les parents de ce dernier, Franz et Elena, ont été tués dans le Caucase par les Einsatzgruppen, ces commandos d’extermination qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, suivaient l’armée allemande pour «nettoyer» les territoires conquis des Juifs qui s’y trouvaient. C’est bien une révélation pour Pierre qui se découvre Juif : «Ce fut, aussi bizarre qu’il y paraisse, la première fois que mon père prononçait devant moi le mot «juif» en lui donnant ce sens. Je veux dire qu’il le prononçait directement à propos de son père, c’est-à-dire à propos de sa famille, autrement dit à propos de lui – et donc à propos de moi». Juif, donc, mais aussi petit-fils de… de quoi au juste ? de Juifs ? de Juifs russes assassinés ? de victimes ? Le narrateur Pierre part en quête de réponses, et sa narration veut tisser des liens entre l’Histoire et les hommes, entre les événements et les personnages ; remonter de l’Histoire à l’histoire de Pierre, en passant par celle de Franz et Elena, et celle de Lev.

Le livre déroule donc sa trame autour d’un thème à l’honneur ces jours-ci, celui de la quête d’identité ; du besoin de remonter, à travers le brouillard des filiations et de l’Histoire, à des origines qui toujours se refusent : «Si Elena n’était pas juive, comment comprendre son attitude des derniers mois, sa confiance absolue en Franz, sa solidarité avec les Juifs, la judéité refoulée de mon père ? Comment même comprendre qui je suis ?» Ce mystère de l’identité, jailli de derrière le rideau levé par Lev, va exciter le «démon» de Pierre : «Mon démon était toujours là. Il m’avait suivi dans le vol de la Lufthansa, il ne s’était pas perdu à l’escale munichoise, ni dans le taxi-ambulance. Je l’entendais distinctement. C’était la voix muette de Franz et Elena. Est-ce que je voulais connaître leur vie avec la peur ? avec la désolation et la mort ?»

Ce démon amènera le narrateur à évoquer successivement l’U.R.S.S. de Staline, les procès de 1936, l’opération Barberousse, les atrocités commises par les Einsatzgruppen dans le Caucase, et enfin la guerre en Tchétchénie. Pas moins. On nous avait annoncé, à grands roulement de tambour, du Tolstoï : ce n’est hélas que du Thierry Hesse. Et l’on subit en somnolant le parcours et les états d’âme de Pierre, entrecoupés de longues dissertations d’histoire et de philosophie. Thierry Hesse eût été Tolstoï, si Tolstoï, ce n’était que l’ambition : hélas, c’est aussi la sensibilité et la vigueur, l’œil et la flamme. Thierry Hesse est un écrivain qui voit grand, et qui ne l’est pas. C’est que l’aspiration au grand souffle romanesque et historique est une grenade qui éclate bientôt à la tête des demi-habiles. Restent peu de choses de cette tête, évidemment, d’autant plus que ce qui se veut une pensée, une réflexion sur le mal au fil du roman, pâtit d’une forte ressemblance avec les slogans les plus en vogue, partant les plus fatigués, d’un certain journalisme, passé maître dans la compassion universelle : des slogans pas complètement faux, pas complètement bêtes, mais pas enlevés non plus, et surtout, absolument incompatibles avec un tempérament d’écrivain. Des slogans qui ressemblent fâcheusement à Rossinante, qui est une carcasse brave, aimable et touchante, mais fort râpée, et loin de présenter la force, la santé et le lustré d’un étalon arabe. Ainsi cette phrase, d’une remarquable banalité, que l’on croirait tirée de quelque indigente tribune d’intellectuel médiatique : «Pareille indifférence devant des massacres répétés s’apparentait à une complicité» (à propos de Grozny).

Démon, c’est cela : loin d’être mauvais, ni même mal écrit, mal construit ou ennuyeux – le roman présente une maîtrise qu’on comparerait à celle qui émane de scénarios de films hollywoodiens –, souffre d’une écriture qu’on dirait d’un journaliste décidé à se faire plaisir en faisant plus long, plus gros, plus vaste que d’ordinaire, d’un reporter qui, lassé de souper d’une horreur un peu crue, se dresse un festin d’alléchantes questions métaphysiques. Ainsi ce laïus enfiévré, ni tout à fait mou ni tout à fait fort : «Pour moi, ai-je expliqué à Wolf, le «Juif», c’est l’homme abandonné. Les Tchétchènes sont les Juifs d’aujourd’hui parce qu’on les abandonne. Parce qu’ils se trouvent dans un état intolérable d’exception où plus rien ne protège leur vie. Aucune loi ni limite. De mon point de vue, ai-je déclaré à Wolf depuis ma chambre du Val-de-Grâce, le «Juif», au-delà d’un destin historique, est aussi une idée, un nom universel pour désigner celui dont l’existence est nue, soumise à tout, soumise au pire. Le «Juif», ai-je encore dit, c’est le détenu de Nordhausen, territoire d’exception, hors la loi, où règnent et chassent les loups, mais c’est aussi le zek relégué à Dalstroï, au sein de la Kolyma polaire, où l’on extrait de l’or jusqu’à ce que mort s’ensuive, c’est l’intellectuel cambodgien sous la terreur khmère rouge, la femme afghane abandonnée aux talibans, le Congolais mourant à petit feu pour le profit des sociétés de commerce belges, ou la jeune fille roumaine que l’on viole et contraint à se vendre à Paris…». Bref, nous avons là tout l’Atlas historique du XXe siècle plus l’internationale des victimes, passés à la moulinette de la question du mal et saupoudrés d’une pincée d’«identité juive». Et cette pincée, du reste, assaisonne mal : c’est que bien trop souvent en art, la «quête de l’identité», «la quête des origines», c’est la profondeur à la portée des caniches.

Dans le roman, Pierre Rotko est fasciné par les inondations et il ne manque pas de les couvrir toutes : trait dans quoi se resserre le roman en son entier, et sa terrible incapacité à s’extraire de l’appétit de l’époque pour cette chose qui ressemble à un tourisme de l’horreur maquillé en indignation face aux manifestations du mal… Thierry Hesse court après une certaine écriture authentique comme le globe-trotter après les voyages hors des sentiers battus. Triste constat ! L’ampleur, la bonne foi, et une certaine maîtrise dans la composition ne font rien à l’affaire…

Démon n’est pas un mauvais livre, loin de là, et c’est même un livre… divertissant. Mot léger, un peu obscène pour un livre qui veut couler ses interrogations dans les fosses calcinées du XXe siècle ! On y trouve tout de même d’assez beaux passages : ainsi des confidences, du pharmacien Weckmann, à la fin du roman, et surtout, la belle et émouvante lettre de Zeinap la «femme-renard» tchétchène, ce personnage vaporeux qui est le plus attachant du livre, le plus troublant aussi.

Thierry Hesse n’a pas craint de nommer son roman Démon : il fallait oser un tel titre, qui laisse attendre ou bien un chef-d’œuvre ou bien une grenouille qui se prend pour un bœuf : car ce mot, «démon», recèle une charge religieuse et littéraire qui ne souffre pas qu’on tripote en amateur ce qui gravite dans son orbe.


Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 26/11/2010 )
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