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Poches -> Littérature |
| Marc Dugain Avenue des géants Gallimard - Folio 2013 / 7.7 € - 50.44 ffr. / 420 pages ISBN : 978-2-07-045353-5 FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm
Première publication en avril 2012 (Gallimard - Blanche) Imprimer
Al Kenner, cest 2 mètres 20 de haut, 130 kg, beaucoup de vin et une grosse moto
Et un QI digne dEinstein
Et des meurtres, en série.
De lAmérique du Vietnam et des Freaks, des hippies, à lAmérique policée de Reagan, on suit le parcours de Kenner. Un cocktail singulier, dautant plus terrifiant que dans la galerie des victimes il y a ses grands-parents, ainsi que sa mère. Un tueur, un vrai, enfermé à vie, et qui livre, par bribes, le récit de son existence. Et le mystère, toujours des individus qui laissent parler leurs pulsions. Certes, on ne sengage pas à la légère dans la carrière de serial killer et le roman décrit un contexte âpre famille éclatée, mère à la limite du harcèlement moral, père fuyant et mythifié, grands-parents dépassés et terrifiés, solitude, addictions diverses, pulsions sexuelles inassouvies, etc. Mais pour intéressant que soit le décor, encore faut-il un acteur. Car il y a un monde entre lenvie et lacte.
Cest ce monde que nous décrit Marc Dugain (La Chambre des officiers, Une exécution ordinaire, etc.), parcourant avec Kenner cette ''Avenue des géants'' jonchée de cadavres. Portrait dun serial killer, dun ogre avec, en toile de fond, lAmérique contemporaine ? Oui mais il ne sagit hélas pas dune histoire inventée : pour écrire ce roman sombre, Marc Dugain sest inspiré dun vrai serial killer, Edmund Kemper, au palmarès tout aussi répugnant.
Reste la question de lapproche et des écueils du genre : on peut se mettre dans la peau de la victime, de lenquêteur ou du tueur, schéma connu. Mais Marc Dugain sait ne pas se restreindre aux solutions faciles : pour aborder un personnage aussi singulier et inquiétant, il a choisi de sinsinuer dans ses névroses, de le suivre dans ses monologues, dobserver la société avec ses yeux
Une écriture empathique, qui, sans jamais sceller le tragique ou lhorreur, tente de comprendre ce qui distingue lhomme du monstre, la mécanique du passage à lacte. Et cest là que le personnage de Kenner en devient singulier et passionnant : interné en hôpital psychiatrique, Kenner sest un peu formé à lanalyse psychologique, et le regard quil porte sur lui, sur ses pulsions, est un regard à la fois intime et distancié, lucide. Kenner, tueur conscient, est un Hannibal Lecter qui lutte, à coup de cuites, contre ses abîmes, contre le vertige de sa nature secrète, avant dy céder. Et pour le lecteur, qui, du haut du personnage, distingue le vide, il sagit juste daccompagner la chute. Il y a de larroseur arrosé dans ce tueur qui disserte avec des copains policiers sur la pulsion de meurtre, reste fasciné par lordre, hait les hippies et la «décadence». Car dans la peau de Kenner, le lecteur est confronté aux pulsions, à la fascination pour la police, au vertige de la fuite et à la réalité une mère castratrice, une existence à cahots, et un désir de tuer qui ne cesse de monter.
De ce fait, le roman est éprouvant, déstabilisant mais passionnant : on sait exactement comment tout cela se terminera, mais on ne peut se défendre dune sorte de sympathie pour ce colosse déboussolé. Cest tout le charme et le talent décriture de Marc Dugain qui nous entraîne exactement où il le désire, cest-à-dire dans une impasse : le cursus honorum dun tueur qui, étape par étape, bascule insensiblement. Et en arrière-plan, le tableau dune Amérique oscillant entre discours libéral et rappel à lordre dont Kenner incarne les paradoxes.
Après J. Edgar Hoover et Staline, Marc Dugain réussit de nouveau une brillante évocation dune personnalité singulière, et parvient, lespace dun livre, à amener ses lecteurs au bord du précipice. Magistral.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 03/10/2013 ) Imprimer
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