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La symphonie inachevée d’Irène Némirovsky | | | Irène Némirovsky Suite française Gallimard - Folio 2006 / 8 € - 52.4 ffr. / 576 pages ISBN : 207033676X FORMAT : 11x18 cm
Première publication en septembre 2004 (Denoël).
Prix Renaudot 2004. Imprimer
Lhebdomadaire Livres Hebdo avait-il tort de réclamer le Goncourt 2004 pour Irène Némirovsky (1903-1942), dont le dernier roman inédit paraissait chez Denoël (aujourd'hui en poche chez Gallimard-Folio), plus dun demi-siècle après sa mort ? Lauteur de lhalluciné David Golder et de limpitoyable Bal (Grasset), romans parfaits écrits à vingt-cinq ans, y aurait gagné justice ; le jury Goncourt, utilité ; et Denoël, des galons. Ce sera tout compte fait le Prix Renaudot... Mais avant dévoquer lauteur, dont la postérité fut laissée par Vichy à lappréciation de la police française, parlons du livre, puisque, imprudemment ou non, il nous est présenté comme un chef-duvre. Et reconnaissons demblée que si le propre du chef-duvre est dêtre unique en son genre, Suite française doit prétendre de plein droit à cette distinction.
Jusque-là, Irène Némirovsky sétait appliquée à cingler ses héros de son ironie ; elle les jette cette fois, bourgeois et petits-bourgeois dont aucun ne se voyait en costume dépoque, dans un chaudron de peur et dabsurdité, pour les poisser sur les routes de France à la race des domestiques, prostituées et petites gens dont ils croyaient pour toujours établie linfériorité. «Ce que nous devons être grotesques
» Ils ne voient pourtant là mourir ni leur morale ni leur pensée, mais bel et bien leurs privilèges, souillés à cette tourbe dont le déferlement est pire que le vert-de-gris.
On na pas manqué de grands romans sur «les années noires», mais combien nont été écrits quensuite, la victoire pour point de fuite, et non au jour le jour, pour ainsi dire sur le modèle ? Depuis la trilogie dEmmanuel Bove Le Piège, Départ dans la nuit et Non-lieu, quil a fallu quarante ans pour redécouvrir , on navait pas lu de fresque peinte dans une telle urgence, avec un tel recul. Lexode, le plus souvent, se limite dans notre littérature à lévocation dun long cortège en guenilles, sous un soleil de plomb, au son des stukas. On y sent la défaite, l'abattement, voire lhébétement, mais il est rare quon palpe le rêve éveillé que fut ce départ improvisé, son accablante lenteur, ni surtout le ridicule qui arrache aux pantins dIrène Némirovsky des rires dont lécho nerveux glace le sang. Ce Grand Embouteillage, cest sûr, finira mal.
Avec Emmanuel Bove, Irène Némirovsky partage bien des points communs : comme lui née en Russie, juive aussi, des nouvelles et des récits publiés dans les mêmes revues, un sens aigu de lobservation, une prémonition animale des catastrophes imminentes, une carrière météorique jusquà la guerre, la fuite (Alger pour lui, la Saône-et-Loire pour elle), la mort prématurée, la redécouverte tardive. Mais où lui épouse jusquà la nausée les velléités de ses misérables créatures, elle les manipule avec un cynisme jubilatoire. Bove est dans la peau de ses personnages, Irène Némirovsky dans les circonstances quelle abat sur eux comme une bourrasque à preuve, Tempête en juin, le titre de la première partie de ce livre qui eût dû en compter cinq.
Les orages dété sont brusques, mais provisoires. Chacun ici en prend son parti, bon ou mauvais : Mme Péricand, impeccable rombière, emporte sa vaisselle, mais pas les oripeaux désormais inutiles de la bien-pensance ; Michaud, lemployé de bureau, peaufine son fatalisme ; Gabriel Corte, type du « grantécrivain », se dépouille aux ronces de lexode et se crotte à la glèbe. Tous redeviennent des bêtes, sauf ceux qui létaient déjà : les banquiers, bien sûr, mais aussi tout le petit peuple rompu à survivre et qui est lhumus de ce roman, car « un roman doit ressembler à une rue pleine dinconnus où passent deux ou trois êtres, pas davantage, que lon connaît à fond [
], pour humilier, pour rapetisser [les] principaux personnages ». Tous en effet sont campés dans les détails les plus aberrants, mais comme dit Mme Michaud, « on pare bien les morts qui sont destinés à pourrir dans la terre »
Chimiste intuitive, Irène Némirovsky a pris non pour cadre mais pour réactif de ce formidable précipité social les événements qui se déroulaient sous ses yeux, parce quils étaient les plus commodes à dépeindre avec réalisme, quitte à nen conserver que lécume ; elle eût tout aussi bien pu observer ce déferlement de lâcheté et de vexation sous dautres cieux en dautres temps, ce qui confère à son récit ce mélange de sordide intimité et deffrayant détachement. Car son sujet nest sûrement pas de témoigner de circonstances exceptionnelles. M. Michaud, lemployé de bureau, se rappelle à propos que « les exodes avaient eu lieu de tout temps », et que sans doute « des déplacements périodiques considérables de masse étaient nécessaires aux peuples comme la transhumance lest aux troupeaux ». Irène Némirovsky le dit ailleurs, dans le journal de bord produit en annexe, où sesquisse la part manquante de ce roman : « Les faits historiques, révolutionnaires, etc., doivent être effleurés, tandis que ce qui est approfondi, cest la vie quotidienne, affective et surtout la comédie que cela présente. » Roman historique ? Non, roman dans lHistoire, et roman pour lHistoire.
La suite de ce livre inachevé est, à sa manière, une suite française : arrêtée en juillet 1942, sans doute sur dénonciation, Irène Némirovsky, prudemment convertie au catholicisme mais non naturalisée, fut conduite au camp de Pithiviers, doù elle put écrire à son mari Michel Epstein une lettre despoir. Puis on neut plus aucune nouvelle, jusquà aujourdhui ou presque. En fin de volume sont reproduits les courriers quéchangèrent, dans cette angoisse, lauteur, son mari, ses éditeurs (Albin Michel, dont lattitude fut exemplaire) et tous ceux pour qui il ne sagissait pas tant de sauver la vie dune juive apatride condamnée par des lois imbéciles, mais un grand écrivain français en plein devenir. On y voit Michel Epstein tenter démouvoir Mme Paul Morand, qui lui demande des gages, et même dattraper Otto Abetz avec du vinaigre en faisant valoir les aspects les moins philosémites dune uvre qui ne se souciait guère dépargner quiconque, quelque reproche ait-on pu lui faire, dans les années 30, de ne pas mettre son talent au service dune communauté.
Quelques mois après sa femme, Michel Epstein fut à son tour déporté. Ses deux filles, Denise et Élisabeth, parvinrent jusquà la Libération de cachette en cachette, étoile jaune décousue, mais dans leur valise un épais manuscrit dont elles ne se défirent pas : ce livre.
Irène Némirovsky na donc pas écrit la fin de son uvre ; elle la vécue. Avec Suite française, elle prend naturellement place parmi les auteurs majeurs du XXe siècle. On ne dira plus quon ne le savait pas.
NOTE : Il nest pas inutile de préciser quIrène Némirovsky voyait son roman comme une symphonie ; Suite française doit donc être compris au sens musical de lexpression, voire comme un impertinent hommage à Jean-Sébastien Bach. Curieusement, cest aussi le titre que Darius Milhaud auquel il sen fallut de peu que Vichy ne réservât un sort comparable donna en 1944 à lune de ses uvres.
Un seul regret : que la notice qui ouvre cette réédition au format de poche reproduise des informations biographiques infondées, mais partout colportées. Disons-le nettement : aucune preuve n'a été apportée des liens qu'Irène Némirovsky aurait entretenus avec Cocteau ou Kessel, encore moins avec Pierre Drieu La Rochelle !
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 15/03/2006 ) Imprimer
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