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Le Grand saut
Maylis de Kerangal   Corniche Kennedy
Gallimard - Folio 2010 /  5 € - 32.75 ffr. / 179 pages
ISBN : 978-2-07-041699-8
FORMAT : 11cm x 18cm

Première publication en août 2008 (Verticales).

L'auteur du compte rendu: Ancien élève de l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, agrégé de Lettres Modernes, Fabien Gris est actuellement moniteur à l’Université de Saint Étienne. Il prépare une thèse, sous la direction de Jean-Bernard Vray, sur les modalités de présences du cinéma dans le roman français contemporain.

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Eddy, Mario, Ptolémée, Loubna… C’est une bande de jeunes d’aujourd’hui, que d’aucuns nommeraient «racailles», qui se retrouvent chaque jour sur la corniche Kennedy, aux abords de Marseille. Ils glandent, rêvassent, se lancent des vannes, se bécotent, bronzent, oublient les HLM dans lesquels ils vivent, et surtout, ils plongent dans la Méditerranée depuis la corniche, pour chercher les sensations fortes, pour avoir l’impression de grandir et d’être puissants, pour impressionner et s’impressionner. Deux personnes les observent en cachette : un policier fatigué qui a ordre de leur faire arrêter ces jeux dangereux, et une jeune fille, Suzanne, qui les dévore des yeux en leur enviant leur nonchalance et leur liberté frondeuse.

A partir de ce matériau narratif minimal, Maylis de Kerangal nous offre un beau roman sur cette jeunesse contemporaine, qui attire si souvent les idées reçues. Sa représentation des adolescents recherche d’ailleurs un équilibre qui évite à la fois la glorification aveugle et la condamnation sans retour : sous sa plume, ils sont à la fois «les petits cons de la corniche» et les «princes du sensible», à la fois attachants et irritants.

Néanmoins, il ne faut pas ouvrir Corniche Kennedy pour y trouver un quelconque état des lieux sociologique ou bien encore un tract militant pro ou contra. Ce qui touche le plus dans le livre de Maylis de Kerangal, c’est la précision de son regard quand il s’agit de décrire et de représenter les comportements et la gestuelle de ces adolescents. Le lecteur assiste à des descriptions incroyablement justes et minutieuses de ce qui relève tantôt du rituel et tantôt de la chorégraphie ; chaque attitude s’inscrit dans l’espace solaire de cette corniche qui surplombe le bleu profond de la Méditerranée, chaque geste fait signe et sens : un regard, un hochement de tête, une manière de s’allonger sur la pierre blanche, une manière de bomber le torse, et il y a bien sûr, comme une sorte de point d’orgue, ces plongeons risqués dans la mer, entre deux rochers acérés, gestes chorégraphiques et signifiants par excellence, à la fois futiles (il s’agit d’impressionner les autres) et décisifs (sentir le vent de la mort, et par là même éprouver son énergie vitale). Tout devient incroyablement sensible.

Afin de restituer ce qu’on pourrait presque nommer des cérémonials, Maylis de Kerangal a fait le choix d’une langue extrêmement rythmée et syncopée, servie par un vocabulaire d’une grande richesse, qui ne craint pas de mêler langage soutenu, langage familier des jeunes, anglicismes, onomatopées. La célérité et la précision de sa phrase nous font d’ailleurs penser très souvent à l’écriture d’Olivier Cadiot. «[…] Rejouer à l’infini ce cri collectif, ce plouf mitraillette, ce putain de concert de sauts qui venait juste de crucifier les keufs rouge tomate, alors ils plongent dans la langue, le grand récit, s’y immergent franco, raconteurs, bateleurs, débagoulant à toute allure, leur corps entier et les muscles de leur visage escortant leurs mots de mimiques ad hoc, les cordes vocales mobilisées pour se faire entendre, pour être écoutés, oui, ils plongent dans la langue […]» : la métaphore est magnifique, et vaut pour le roman lui-même : le langage devient geste, pirouette, haute voltige ; il explore et ramasse tout ce qu’il trouve, il se fait matière.

Sans doute Corniche Kennedy perd-il en intensité lorsque le narrateur délaisse la bande de jeunes pour raconter, dans une analepse, les anciens faits d’armes du personnage de Sylvestre Opéra, le policier qui surveille les minots avec ses jumelles. Le récit et la narration deviennent plus convenus et peinent à se démarquer d’un roman policier assez ordinaire. L’envolée «romanesque» finale, qui cette fois met en scène les adolescents, et qui n’est pas exempte des mêmes défauts, apparaît néanmoins plus justifiée dans la mesure où les jeunes eux-mêmes «se font des romans», «se font des films», et trouvent dans l’événement extraordinaire ce frisson qu’ils recherchent sans cesse. L’«excès» de romanesque est mieux accepté par le lecteur car l’on comprend qu’il est consubstantiel à l’imaginaire et aux comportements de la bande.

Au-delà de ces réserves, Corniche Kennedy demeure un beau roman qu’il serait regrettable d’ignorer. On est tenté d’ajouter qu’il faudrait le lire en parallèle avec le premier roman de Pierric Bailly, Polichinelle, avec lequel il partage de nombreux points communs, dont en premier lieu ce regard porté sur la jeunesse actuelle, ainsi que la nécessité de trouver une langue et des formes de récit pour le mettre en œuvre.


Fabien Gris
( Mis en ligne le 10/06/2010 )
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