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Ferry (Jules), reviens ! Ils sont devenus fous ! | | | Jean-Paul Brighelli La Fabrique du crétin - La mort programmée de l'école Gallimard - Folio Documents 2006 / 6.40 € - 41.92 ffr. / 204 pages ISBN : 2-07-033309-4 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en août 2005 (J.-C. Gawsewitch). Imprimer
Pourquoi faire durer une scolarité générale «light» (baccalauréat «génie mécanique» et autres) jusquà 18 ou 19 ans ? La réponse politiquement correcte consiste, après avoir relativisé le niveau des «bacheliers», à sépancher sur la nécessaire revalorisation des métiers manuels et du monde industriel ou artisanal. A moins dattendre de lEcole quelle confonde (pourquoi, au fait ?) sous le nom vide de «baccalauréat» des choses aussi différentes que la capacité à conceptualiser et à manier des abstractions avec un savoir-faire manuel technique très admirable, on ne voit pas le bien-fondé de ce tour de passe-passe verbal. On était très fier autrefois davoir on Certificat détudes primaires ou son Brevet. Et les compagnons du tour de France étaient honorés comme les meilleurs ouvriers, les chefs-doeuvre de lartisanat de cette époque sont exposés dans les musées, et ceux du présent achetés à prix dor.
Certes la France était très fière de lexcellence «cartésienne» et jésuitique de ses élites scolaires : la dissertation, la composition
Mais comment ignorer, surtout dans le monde moderne, ce que notre vie doit aux sciences mathématisées et à la pensée abstraite ? Et il est de fait que ces enseignements sont exigeants et sélectifs. Encore aujourdhui, les élèves de nos lycées les plus efficaces fournissent (à qui ? ils déserteront bientôt la Nation en dérive) des sujets aux capacités incroyables : lhabitude de la pensée méthodique, de lordre et de la distinction, dune certaine subtilité critique. Sélection : à prononcer ce mot, on prend le risque dune grimace ou de cris dorfraie, comme sil sagissait dun brutal darwinisme.
Une volonté de culpabiliser le Lycée et les disciplines de lenseignement général de leur ambition daccès large mais exigeant à la culture a remplacé le projet républicain dégalité des chances et de méritocratie démocratique. Or, si lEcole assure à tout un chacun laccomplissement de ses potentialités intellectuelles tout en lui donnant les repères civiques et les moyens fondamentaux de poursuite de sa culture, na-t-elle pas rempli sa mission sociale et démocratique ? La «démocratisation» de lenseignement passe-t-elle par la mauvaise vulgarisation et le nivellement par le bas ? Est-ce le meilleur service à rendre aux jeunes, surtout à ceux que leurs familles ne sauraient aider à obtenir une «position» sociale par copinage et relations ? Le véritable respect «des jeunes» ne consiste-t-il pas à leur demander tout ce quils peuvent se donner et mettre au service du bien commun ?
Reconnaissons-le : le système scolaire républicain de la fin du XIXe siècle, avec sa trinité (laïcité, gratuité, obligation), a prouvé la possibilité dune élévation de masse du niveau culturel des Français par un choix dabord politique de faire des citoyens disposant des éléments fondamentaux de lautonomie. Il ne sagit pas didéaliser ce système : il avait ses limites et lallongement de la durée de scolarisation a été de toute évidence un progrès. La réussite des talentueux boursiers quexhibait la Troisième République ne doit pas faire oublier quà cause des différences de conditions sociales, à niveau intellectuel égal, faute de bourses, de nombreux enfants du peuple quittaient lécole sans entrer au petit lycée ou au collège. Les sociologues avaient aussi posé la question légitime du sens véritable de lécole de Ferry : son civisme patriote faisait des républicains mais aussi de futurs poilus (de la chair à canon motivée) et des travailleurs mieux formés pour léconomie nationale et des consommateurs de publicité commerciale. Bernard Lecherbonnier rappelle en préface au livre de J.-P. Brighelli le racisme des instructions scolaires pour les indigènes des colonies. Si lécole publique républicaine devait réserver aux petits blancs le savoir général qui ouvre à la liberté, elle ne souhaitait pas pour autant financer les études secondaires qui auraient permis aux enfants du peuple de rivaliser plus souvent avec la progéniture dorée de la bourgeoisie.
Ce projet de démocratisation scolaire sociale, timidement envisagé par certains radicaux, cest celui du Front Populaire, repris par la Résistance et dun certain consensus national en 1945. Indissolublement liée à lidée de démocratie sociale, complète, seule capable de faire choisir une démocratie libérale loyale, humanisée, régénérée, et repousser la révolution communiste, cette «démocratisation» a été entreprise par étapes depuis la 4ème république, mais surtout sous la 5ème gaulliste-sociale soucieuse dincarner la solidarité et lunité nationales aussi bien que la modernisation économique. Si cette école a été à lépoque suspectée, non sans raison parfois, par les sociologues marxistes, de procéder à un aggiornamento de lécole bourgeoise (avec les CET et CEG pour le peuple contre les petites classes des lycées et collèges bourgeois), elle nous apparaît aujourdhui comme un âge dor.
Non quelle ait été sans défaut. Mais elle aura été de facto lapogée de la volonté démocratique délitisme républicain, proposant à de vastes sections des milieux populaires une éducation générale de haute qualité, alors la première du monde. Cest la démolition de cette école que constate J.-P. Brighelli, ancien enseignant passé par tous les niveaux du système «éducatif» et aussi chez les éditeurs scolaires et para-scolaires. Son réquisitoire, toujours vif et spirituel, fait un état des lieux et une généalogie du désastre avec autant de lucidité que de talent. Le rire fait passer la pilule. Que ceux qui veulent savoir et comprendre
Le constat : accablant. La transformation par toutes sortes de moyens et dabord sous la pression du Ministère et de ses inspecteurs - de lEcole en «lieu de vie» mettant «lélève au centre du savoir» et prônant toujours plus de «pédagogie» active, interactive, différenciée, personnalisée, ludique, etc. Loin de nous le refus de foyers socio-éducatifs et de clubs pour les élèves : la culture et les loisirs intelligents peuvent avoir leur place dans les écoles et mieux illustrer par la pratique les relations cachées entre les enseignements fondamentaux et les logiques à loeuvre dans bien des activités moins «sèches». Mais pas au prix dune dilution des horaires et des contenus qui, seuls, dans la continuité et leffort sur soi, forment lesprit à la culture et à la discipline de la connaissance.
Brighelli le montre bien : la littérature a fondu comme neige au soleil, de façon dramatique alors que le cours de «français» devrait aboutir à létude des lettres qui sont sa fin et son couronnement. Au lieu de cela, un structuralisme idéologique et mal digéré (Brighelli nest pas obscurantiste et lit, cite même, Genette) ressasse «largumentation» et le «tout est texte». Brighelli insiste aussi à juste titre sur la conséquence de cet enseignement, critiqué par la revue LEcole des lettres : limpression que la littérature est un jeu absurde et que lutilité du français est de former à la sophistique au mieux utilitaire, commerciale ou politicienne, à une dialectique dégradée en relativisme absolu et en indifférence aux enjeux réels de la vie et du monde. Or diminution des heures de cours et du stock de savoir à acquérir (avec la caution de médecins et de psychologues), remplacement du stress de leffort et des devoirs, par les sorties et autres «activités» et «animations» vaguement encadrées, voilà les directives finalement nihilistes que serinent et imposent plus ou moins discrètement les autorités pédagogiques.
Den-haut, la politique éducative et la hiérarchie prescrivent des normes sur tout (forme et contenu des «leçons», lutte contre lennui par le recours fétichiste à la plus grande variation possible des «supports» et la sollicitation de la «participation» des «apprenants», etc.) : dabord «en amont», elles créent un corps enseignant reformaté par les IUFM (Instituts de formation des maîtres, de Jospin et Allègre), qui ont remplacé les anciennes écoles normales dinstituteurs ; «en aval», sur le terrain, petits chefs de direction et dinspection font respecter lautorité, décriée dès quelle prétend pousser au travail la jeunesse. Comme le pouvoir de constituer des classes de niveau homogène aptes à suivre les anciens programmes a été retiré aux enseignants, comme les conseils de classe sont présidés par des subordonnés zélés des rectorats invoquant toutes les mauvaises raisons possibles pour arracher des passages et gonfler les statistiques académiques de «réussite», comme le redoublement est laissé le plus souvent au bon vouloir des familles voire des élèves, la hiérarchie a beau jeu dinvoquer le réel quelle a produit avec cynisme pour imposer des programmes nivelés par le bas au nom du bon sens et de ladaptation. Cela au moins dans les collèges et lycées standard.
Et plus ce désert avance, plus le Ministère, toutes orientations politiques partisanes confondues, à coup de commissions et de rapports de prétendus experts (le «rapport Thélot» est le dernier en date), pond de prétentieuses et jargonnantes réformes forcément démocratiques, relayées par les circulaires des académies. Le résultat : un effondrement de lorthographe et de la syntaxe, de lexpression, des aptitudes à composer et à rédiger, même dans les bonnes classes scientifiques, qui restent lîlot des vestiges. On peut bien moquer le «pensionnat de Sarlat» sur une chaîne de télévision particulièrement aliénante, le temps des classes à quarante et des internats ne fut peut-être pas le plus défavorable à «lascenseur social»...
Ce constat est lié par Brighelli à une généalogie qui disperse le rideau de fumée des fausses polémiques et des pseudo-débats : pas la faute à «68» ni à «la droite», mais à une alliance plus ou moins consciente des relais politiques du libéralisme et dun gauchisme pédagogique «soixante-huitard», qui en échange de promotions de carrières (danciens anarchistes et maoïstes dans linspection de lEtat bourgeois !) recyclent leurs idéologies et les voient élevées au rang de «sciences de léducation». Avec la complicité dune nouvelle droite pragmatique, qui comprend tout le parti que les élites sociales actuelles ont a tirer de la destruction de la rationalité critique démocratisée et de «lascenseur social» de lEcole. Cest donc stratégie géniale par la «validation» des pires aspects de la pédagogie 68 (négation du rôle libérateur de lautorité adulte, de leffort, hystérie du ludique, de lexpression spontanée, etc.) que, sous couvert de modernisation scientifique de notre système scolaire, le libéralisme (de «gauche», de droite, du centre) rétablit la «reproduction sociale des élites», au moment même où ses fonctionnaires dautorité et ses références dogmatiques semblent ralliés à la pensée de Bourdieu !
Cest un des intérêts du livre de Brighelli de remettre les pendules à lheure sur ce point : une certaine critique de «gauche», souvent issue de diplômés des milieux populaires, mais emplis de ressentiment, a dénigré au-delà du raisonnable lEcole républicaine et confondu ses limites ou ses hypocrisies avec ses principes et ses réalisations. Cest ce qui sappelle jeter le bébé avec leau du bain. Dénonçant les codes sociaux «bourgeois» ou néo-nobiliaires des exercices et des concours de la méritocratie républicaine, en mettant le doigt sur linsuffisance relative du soutien scolaire et extra-scolaire aux enfants des milieux «défavorisés», ils ont dérivé et déliré sur la perversité foncière de léducation «bourgeoise», alors que celle-ci nest rien dautre (Marx lui le savait) que lidéal aristocratique dune éducation à luniversel et la vraie culture pour les roturiers, sans distinction de naissance. Avec laide de sociologues et de pédagogues, on a vidé lEcole de sa substance culturelle la plus noble et la plus libératrice ; prétendant épanouir et libérer, on a privé les jeunes defforts et de découvertes auxquels ils avaient droit, sils en étaient capables. Il fallait donc sauver les principes et la bonne pédagogie éprouvée, en demandant les moyens den faire profiter pleinement les enfants et les adolescents. Au lieu de quoi on a créé ladaptation méprisante de la scolarité aux besoins psycho-sociaux des familles : lenfermement dans sa condition dans une scolarité allongée en forme de garderie. Ludique : parce que sinon
Cest pourquoi Brighelli parle à propos de ce coupable abandon des plus faibles de «Projet» commun dune certaine gauche démissionnaire et du monde marchand. Ce Projet a été défini par des visionnaires tels que La Boétie, Orwell et Huxley : faire des esclaves. Dociles et «modernes». Incultes (sans Histoire ni morale ni civisme, sinon de réflexes conditionnés), inaptes à raisonner et à argumenter le plus souvent, ils feront de bons petits salariés consommateurs et néo-journaliers précaires sur-endettés. Pour soupapes : les trente-six fêtes de ceci et de cela. Variétés et «muzik» à pléthore, un paradis de shopping center. Exactement ce que Reagan et la Nouvelle Droite américaine testèrent en Californie à partir des sixties et généralisèrent à partir de 1980. Des zombies capables de signer un chèque...
Il y a des moments où pour ne pas désespérer, il faut se défouler. Comme disait Beaumarchais : rire pour ne pas pleurer. Qua-t-on fait de notre patrimoine ? Chez Brighelli, la catharsis passe par lécriture, quil manie avec un grand talent, pour notre plus grand plaisir. Ce nest pas dire quil ne reste plus quà contempler létendue du désastre. Au-delà de sa fonction de psychothérapie par le rire, le livre de Brighelli est un appel aux âmes de bonne volonté et de courage : il faut arrêter ça et reconstruire.
Maximilien Lehugueur ( Mis en ligne le 30/10/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Ecole : mission accomplie de Pierre Bergounioux , Frédéric Ciriez , Rémy Toulouse | | |
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