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Bande dessinée -> Réaliste |
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Monstrueuses années trente | | | Igort Carlos Sampayo Fats Waller (tome 1) - La Voix de son maître Casterman - Un Monde 2004 / 13.50 € - 88.43 ffr. / 56 pages ISBN : 2-203-39106-5 FORMAT : 24 x 33 cm Imprimer
Fats Waller fut un très grand paniste américain de lentre-deux-guerres, à qui tous ses successeurs, à commencer par Art Tatum, ont rendu un juste hommage. Il avait en particulier le génie de la ligne mélodique et a repris nombre dairs du temps en les transfigurant. Mais Fats Waller était noir et, à ce titre, la société américaine la cantonné dans un rôle de bouffon qui collait bien, certes, au caractère quil se donnait sur scène, mais qui la profondément blessé.
Cest ce personnage remarquable quIgort et Sampayo ont choisi comme point central dun tableau aux prétentions gigantesques, puisquil sagit ni plus ni moins que de brosser un panorama du monde de la fin des années trente. Des scènes de la campagne anglaise, de la vie de quartier à Paris, de la montée du racisme à Vienne ou du rythme trépidant de New York, sont ainsi toutes unies par la musique de Fats Waller. Lécriture scénaristique colle ici au principe même du jazz : un thème unique est développé tout au long de lalbum en de multiples variations au sein desquelles se glissent, comme par effraction, des improvisations plus ou moins éloignées du thème initial.
Pour le lecteur, peu habitué à un tel effort doriginalité maîtrisée, cest à la fois génial et déroutant. Dautant plus déroutant que le choix de grandes vignettes généralement cinq par pages, parfois moins ne permet pas à lintrigue de progresser très vite, en dépit des 56 pages de lalbum. Du coup, le jugement critique est comme suspendu : on attend davoir lensemble de lhistoire pour pouvoir se faire une idée, de même quon peut difficilement juger un morceau de jazz sur quelques portées seulement.
Tel quel toutefois, lalbum est véritablement séduisant. Le choix de la quadrichromie est ici complètement assumé. Lalbum est tout en couleurs pastels, comme si les années trente annonçaient le passage du noir et blanc du XIXe siècle à la couleur de la seconde moitié du XXe et que ce temps incertain était celui de lenfantement de tous les monstres. La reconstitution des décors est parfaite, à la fois exacte et stylisée. Les trouvailles graphiques sont nombreuses, à limage de ce labyrinthe de haies fabriqué par un lord anglais défiguré pendant la Grande Guerre, et basculant vraisemblablement vers le national-socialisme (quoique ce soit un des personnages les plus mystérieux de lalbum) : tout au long de la planche, les angles droits des haies se stylisent davantage pour former une croix gammée derrière laquelle apparaît la silhouette dun nazi.
Il y a beaucoup de questions en suspens, à la fin de cet album, qui sont véritablement frustrantes : qui est ce lord ? Qui est la jeune femme quil enferme dans son labyrinthe ? Qui sont ces deux jeunes gens qui font la leçon aux nazis à Vienne, et qui est le pianiste quils sauvent de la raclée ? Qui est ce peintre qui meurt sur le pavé parisien, et qui est cet individu qui, sur le pont du paquebot qui lui fait franchir lAtlantique, prétend : «aujourdhui commence une nouvelle vie, entièrement mienne, une vie de héros» ?
On se pose toutes ces questions mais, dans le fond, on sent que leurs réponses importent peu. Ce nest pas la moindre originalité de cet album étrange et fascinant. Une grande réussite ? Peut-être. Attendons la fin du morceau.
Sylvain Venayre ( Mis en ligne le 28/02/2004 ) Imprimer | | |
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