| Jacques Tardi Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au stalag IIB Casterman 2012 / 25 € - 163.75 ffr. / 192 pages ISBN : 978-2-203-04898-0 FORMAT : 24x32 cm Imprimer
La guerre hante luvre de Tardi, la guerre au sens large, la Grande, la Mondiale, la sociale, celle de 1870 et des communards, la guerre du peuple
Mais jamais le dessinateur ne sétait aventuré dans la Seconde guerre mondiale, comme si elle était un territoire interdit, ou sans intérêt. Pourtant, on sent bien une intimité, entre lauteur et le phénomène guerrier, au delà de la seule curiosité historique, une intimité sans doute née dune histoire familiale, et une vraie fascination pour des questions simples, à commencer par celle des individus et des actes, des choix au sein du conflit. Une intimité qui pousse lauteur à revenir, album après album, à la guerre. Avec cette adaptation du récit de captivité de son père, René, Jacques Tardi franchit son Rubicon et nous donne à voir un album touchant, moins académique que les précédents, en ce quil se démarque du seul récit pour mettre en scène un dialogue, une mémoire, un traumatisme. Cest René Tardi qui se confesse en répondant aux interrogations (et aux critiques) de son jeune fils : il raconte sa jeunesse, sa mère receveuse des postes, son père, ancien poilu et postier, le premier contact avec des Allemands (juifs et réfugiés), le service militaire, la formation dans les chars (René Tardi est dailleurs, de manière assez amusante, figuré sous la forme dun char
), puis la mobilisation, la guerre, pas si drôle que cela, avec la Blitzkrieg, lexode, les routes mitraillées par les Stuka, puis la capture, après quelques escarmouches contre des chars allemands.
Commence alors la captivité et le cur du récit : la marche des prisonniers, puis la déportation, le stalag IIB et sa petite vie organisée entre hommes, les travaux des prisonniers de guerre, les loisirs. La Poméranie, version prisonnier de guerre
Et puis la promiscuité, les amitiés, les mesquineries, les douches rétrospectivement inquiétantes, les aléas de la guerre et ses conséquences sur le camp (notamment le ravitaillement), la proximité avec ladversaire parfois gentleman, parfois tortionnaire, etc. La vie quotidienne du camp nest pas haletante, mais suffisamment exotique au lecteur actuel pour valoir le coup dil : à lheure où certains se moquent du prix Nobel décerné à lEurope, il est bon de se rappeler ce quétait lEurope, il y a 70 ans, et ce quétait la vie en guerre. Et, comme imbriquée dans cette mécanique, une femme la mère du dessinateur aimée, courtisée, à la fois lointaine et présente.
Il y a un style, une patte Tardi, une dramatisation sobre, qui se passe de grands effets et se contente dune couleur crue, dun visage à peine esquissé, dun ciel maussade. Un style qui est identique à celui des albums consacrés à la Grande Guerre : des dessins qui ressemblent à des photographies de guerre, de famille (mariage, kermesse, orphéon, etc.) dans lesquelles le père et son fils déambulent, dans un dialogue constant. Pas de couleur cette fois, juste un ciel rouge dans les premières pages, quelques drapeaux nazis
mais même ce rouge ponctuel sefface devant le poids des souvenirs et de lhistoire. Chaque album de Jacques Tardi est, en soi, un événement, mais cet album là constitue, plus que les précédents, un tournant, le moment où lauteur sefface devant le témoin et son récit. Un album des plus réussis, qui démontre une fois de plus limmense talent de Tardi autant que son aisance à traiter les sujets dhistoire. Après lironie mordante dAdèle Blanc Sec, et le discret cynisme de ses poilus de la Grande Guerre, Tardi donne la parole à un témoin qui raconte, sans complaisance, simplement, sa guerre et sa captivité, comme un versant français de la très remarquable Guerre dAlan. Une réussite donc, et un album qui passionnera les amateurs dhistoire. Lalbum sachève le 29 janvier 1945 sur le départ du stalag
et annonce une suite. À suivre donc, en espérant des lendemains qui chantent.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 02/12/2012 ) Imprimer
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