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L'économie, porte ouverte au social
Daniel Cohen   Nos temps modernes
Flammarion - Essais 1999 /  16.79 € - 109.97 ffr. / 161 pages
ISBN : 2-08-067886-8
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Daniel Cohen est l'un de ces économistes qui prend sa discipline à coeur, mais n'hésite pas non plus à en prendre le contre-pied. À coeur, parce que ses livres fourmillent de données, de renseignements, d'indications, qui donnent au propos une remarquable rigueur. On est très loin de l'essai médiatique ou de la réflexion mondaine. Daniel Cohen sait de quoi il en retourne et, mieux encore, se sert d'un grand talent d'écriture pour faire passer le message. Pourtant, il prend aussi le contre-pied de cette discipline dans son refus de confondre savoir et certitude. Ce qui est remarquable en effet, c'est qu'il montre que l'accumulation du savoir en économie ne se substitue pas aux choix de société : elle en éclaire les termes. Tel est précisément l'objet de Nos temps modernes : l'économiste Daniel Cohen n'est pas là pour dire ce qu'il faut faire ou ne pas faire, du haut de son prestigieux magistère à l'Ecole normale. Il explique la situation de la société, montre des alternatives, les modèles d'explication concurrents et leur limites, et indique les effets prévisibles des décisions et le champ des possibles ouverts. On est très loin du déterminisme économique qui pèse sur le discours dominant si avide de contraintes, et si avare dans sa capacité à les gérer librement.

Nos temps modernes : impossible de rater l'allusion à Chaplin mais à condition d'en préciser le sens. Daniel Cohen montre - et même démontre - que l'univers du machinisme dans lequel évoluait le film, le "fordisme", est révolu. "Celui-ci croyait possible de construire un monde productif basé sur l'idée qu'un homme puisse totalement s'oublier dans la tâche qui lui est assignée. Mais même d'un strict point de vue économique, l'abêtissement programmé de l'homme devant la machine a un coût considérable : le travailleur souffre, s'ennuie, devient distrait (...)" Le remède a été trouvé à ce mal : celui du management participatif, "dans un formidable renversement de la charge de la preuve" : "ce n'est plus à l'entreprise de surveiller les ouvriers. Ce sont aux ouvriers de démontrer à l'entreprise qu'ils ont bien fait leur tâche". Pourtant, cette réponse engendre ses propres désespoirs. La "nouvelle condition ouvrière" accroît le stress, la peur de n'être pas à la hauteur, de nouvelles formes d'épuisement. Réciproquement, l'économie moderne se coupe de ressources que le fordisme offrait en abondance : comme le rappelle Daniel Cohen, l'harassante condition du travail avait aussi pour avantage de donner un emploi aux non qualifiés désormais laissés aux portes de la nouvelle économie.

L'analyse de l'informatique permet d'aborder de manière approfondie ces nouveaux modes du travail. C'est un travail en zapping, qui agrège des tâches très différentes. Le veilleur de nuit ne se contente pas de somnoler à son guichet ; il utilise son temps pour entrer les données comptables dans l'informatique. Il doit donc maîtriser des tâches distinctes dans leur forme et dans leur complexité. Le manager, pour sa part, ne se contente plus de manager : il organise son planning, écrit ses mémos, surfe sur l'Internet à la recherche d'informations... Bref, il rapatrie par l'informatique un certain nombre de tâches auparavant déléguées à des assistants ou des secrétaires. Daniel Cohen en tire deux conclusions, de nature très différente. D'une part, le capitalisme moderne ne répond pas à l'idéologie de la "fin du travail". Loin d'en avoir fini avec celui-ci, nous voyons qu'il s'intensifie. Les machines ne nous épargnent nullement le labeur; elles le rendent simplement plus productif. Nous pouvons faire plus de choses grâce à elles quand on croit naïvement qu'elles nous permettent de faire les mêmes choses plus aisément. L'autre conclusion, c'est que le développement du capitalisme repose sur la montée du "capital humain" parce que la production incorpore de plus en plus de travail et de travail qualifié. L'une des grandes barrières économiques demeure la difficulté à évaluer ce capital, dont l'importance est gommée par l'estimation du capital financier.

L'analyse du fordisme et de sa fin pourrait servir de miroir à la méthode de Daniel Cohen, qui nous met en garde contre deux tentations réciproques : la nostalgie qui ferait volontiers le lit de la souffrance au travail du prolétariat sous le fordisme, et l'autosatisfaction par rapport au présent. Contre une certaine tendance libérale, il ne pense pas que les difficultés dont souffre la société au travail soient marginales ; contre une certaine tendance anti-libérale, il n'entonne nullement le plain-chant de l'horreur économique.

Il s'agit de mesurer un "basculement" et ses risques, non d'oublier les réalisations du capitalisme. Daniel Cohen rappelle ainsi la pertinence de la prophétie de Schumpeter pendant la seconde guerre mondiale : au rythme de croissance que connaît le capitalisme, celui-ci réaliserait les utopies socialistes dans les années 70. Cette prophétie a aussi des limites : nous n'atteindrons jamais un état stable où tous les besoins seraient satisfaits. La prospérité découvre ou approfondit des besoins qui ne sont nullement superflus comme la santé ou la sécurité alimentaire. Ceux-ci viennent sans doute après la nécessité de manger à sa faim, mais ils ne sont pas moins impératifs que celle-ci.

L'économie possède donc une carrière ouverte pour résoudre les problèmes qui se posent à l'humanité de manière renouvelée. Constamment, Daniel Cohen nous montre la brutalité et même la violence dont le mouvement est porteur. Mais il nous rappelle aussi que celui-ci a apporté une prospérité inédite dans l'histoire de l'humanité. D'où la question : "Pourquoi le capitalisme, dont tout semble prouver qu'il fait le bonheur de l'humanité, semble-t-il faire le malheur de l'homme ?" L'interrogation est essentielle et ne se limite pas aux pays les plus riches. Daniel Cohen rappelle que l'Asie connaît aussi les vertus de la prospérité, même affectée par une violente crise.

"La croissance asiatique n'a pas été un mirage (...) Au cours des vingt dernières années, l'espérance de vie s'est ainsi allongée de plus de dix ans. Le revenu par tête des pays de la zone a été multiplié par deux. Même dans un pays comme l'Indonésie qui s'est révélé le plus fragile politiquement, la part de la population en dessous du seuil de pauvreté est passée de 60 % en 1960 à 15 % en 1996".

La leçon de cette crise est politique : elle en appelle à une meilleure régulation des échanges monétaires, elle rappelle aussi que la croissance n'est pas déconnectée de la stabilité, de la probité des gouvernements. L'économie ne se fait pas toute seule : l'affirmation se teinte d'une question sur la capacité d'une institution comme la Banque centrale européenne à réagir à temps en cas de crise grave. Mais elle permet aussi de déplacer la question. Il ne s'agit pas de savoir s'il faut des garde-fous, mais qui sera le "gendarme" de la finance mondiale, et si c'est le FMI, si son conservatisme ne le desservira pas. Mais la vraie conclusion d'une pareille analyse, c'est que la nécessité politique s'impose, non pas contre l'économie de marché, mais parce que celle-ci l'exige. Cette conclusion, à vrai dire, renverse tous les "a priori".

On multiplierait volontiers les commentaires sur un livre riche d'analyses - sur le chômage, sur les transformations sociales de l'aide sociale, sur la distinction entre consommation privée et consommation publique, sur... Marx (lumineuse explication de la gestion de la plus-value en régime capitaliste). Sa vertu essentielle est de faire penser, et de faire penser à beaucoup de choses. De ce fait, Daniel Cohen établit que l'économie n'est pas seulement un savoir et une source d'expertise. C'est aussi l'une des très grandes sciences sociales - c'est-à-dire une science de la société dans son ensemble. Son livre fait même un peu plus : par la qualité de son style, il nous prouve que l'économiste sait aussi être un écrivain de grand talent.

Un livre à lire pour comprendre, donc.
Et pour le plaisir.


Thierry Leterre
( Mis en ligne le 14/03/2000 )
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