| Hommage à Madeleine Rebérioux - Par Gilles Candar
Imprimer
Madeleine Rebérioux aimait Jean Jaurès. Elle laimait dun amour exigeant et passionné, lucide et enthousiaste. Cet amour a duré jusquà sa mort, presque cinquante ans. Elle se plaisait parfois à raconter, non sans humour, que ses recherches et sa vraie découverte de Jaurès étaient bien la seule chose quelle devait involontairement à Guy Mollet. Auparavant, elle sétait dabord intéressée à Proudhon, puis, beaucoup, à Karl Marx. Après 1956, militante anticolonialiste, luttant contre la guerre dAlgérie, elle sétait demandé comment le gouvernement de Guy Mollet avait pu tomber si bas et elle avait voulu remonter aux sources. Mais elle ajoutait aussitôt que cétait bien en historienne quelle sétait confrontée à Jean Jaurès. Comprendre, savoir, interroger, chercher... elle tissait les approches.
Cinq décennies de lectures, de recherches et de débats. Madeleine aimait à dire que nos vies sont collectives. En tout cas, sa quête de Jaurès sest épanouie en sappuyant sur la Société détudes jaurésiennes, collectif de recherche et équipe damitié comme elle disait, quelle a animée, dabord sous légide de son maître Ernest Labrousse, puis sous sa présidence propre, avec ses collègues et amis, Rolande Trempé, Maurice Agulhon, Léo Hamon, Jean-Jacques Becker, Jean Bruhat, Michel Launay, Jean-Pierre Rioux et bien dautres, avec ses étudiants quelle savait gourmander et encourager, aussi nombreux que divers, avec aussi ses contradicteurs attitrés, Georges Lefranc ou Jean Rabaut par exemple, car Madeleine naimait pas seulement le débat, mais aussi à loccasion de saines et franches polémiques.
On nenseigne pas ce que lon sait, on enseigne ce que lon est, citation bien connue de Jaurès qui sappliquait fort bien, me semble-t-il, à Madeleine Rebérioux. Elle naimait pas tout indistinctement chez Jaurès. Elle avait ses préférences, pour les périodes comme pour les thèmes, nous aurons en dautres circonstances loccasion dy revenir. Elle naimait pas trop en tout cas le Jaurès commode de citations je viens dy sacrifier moi-même ! , le Jaurès qui nen finit pas de prendre la flamme en abandonnant les cendres du foyer ou daller vers lidéal en comprenant le réel, quand ce nest pas linverse ou tout un peu à la fois.
Le Jaurès que Madeleine aimait particulièrement, cétait le Jaurès combatif, le grand intellectuel qui savait écouter, lire, réfléchir, parler, écrire, être de plain-pied avec ses collègues normaliens comme avec les mineurs de Carmaux ou les paysans du Lauraguais. Un homme qui aimait la vie, la bonne chère et le vin de la démocratie, mais qui avait du courage. Courage physique, Madeleine y tenait. Courage de la pensée qui faisait aller Jaurès de lavant et transgresser les frontières de son milieu et de son époque. Courage qui permettait de comprendre que le capitaine Dreyfus au bagne nétait plus un officier, ni un bourgeois, mais un exemplaire de lhumaine souffrance, qui permettait aussi de saisir la grandeur des civilisations arabes ou chinoises, ce que Madeleine appelait le pluralisme culturel, qui donnait à Jaurès ce sens aigu de la liberté humaine, lamenant ainsi, à lencontre de ses penchants fonciers, à défendre la liberté de lart quand étaient attaqués à la Chambre les expositions cubistes ou que la pornographie servait de prétexte à une tentative de contrôle de la production artistique. Cest ce Jaurès quelle avait présenté notamment dans ce petit volume de la collection Découvertes/Gallimard qui lui était particulièrement cher.
Ce que Madeleine voulait avant tout, cétait remettre en mouvement Jaurès, le rendre à la vie et au débat, en faire, selon lexpression de Christophe Prochasson dans son article de LHumanité, notre contemporain. Elle ne voulait pas faire le tour du sujet comme on fait le tour du propriétaire, mais discuter, débattre, confronter, mettre en lumière ce quune grande pensée historiquement située peut apporter aux hommes daujourdhui et de demain, disait-elle dans sa préface à lédition des uvres de Jean Jaurès.
Et ce furent, ce sont, pour aujourdhui et pour demain, des colloques, grands et petits, internationaux et locaux, des articles, de journaux, de magazines ou de revues, des rééditions de textes, des introductions, préfaces et postfaces, des contributions et des notices, de petits volumes, livres ou plaquettes, de gros ensembles universitaires, et aussi dinnombrables rencontres et réunions, dans les collèges, les lycées, les villes, les universités de France et de tous les continents. Cest ce quelle aimait le plus dailleurs, cétait la vie pour elle. La dernière fois que je lai vue, elle ma dit lorsque je pris congé : je me fiche de mourir, ce qui membête, cest de ne plus pouvoir aller parler. Aller parler et débattre, quil sagisse dArmentières ou de Castres, de Cuba et de la Chine, ou de lItalie et du Mexique. Les derniers messages de condoléances que nous avons reçus à la Société détudes jaurésiennes viennent ainsi de ses anciens étudiants chinois et coréens, quelle sollicitait, enseignait et encourageait inlassablement. La première anthologie jaurésienne en langue coréenne devrait bientôt en témoigner.
Elle a réussi. Jaurès, en parole, en écrit ou en acte, nest plus, ou du moins nest plus seulement une référence respectueuse. Il est partie prenante des débats sur la justice et la république, la paix et la guerre, la nation et le vaste monde, la laïcité et les religions, les classes sociales et lavenir de lhumanité, et sur bien dautres sujets encore. Les jaurésiens, quils aient été ses étudiants ou non, avec leurs différences, désaccords et contradictions, vont poursuivre, à leur manière, son entreprise, à la Société détudes jaurésiennes et ailleurs, achever lédition des uvres de Jean Jaurès en dix-huit volumes chez Fayard et entreprendre de nouveaux projets. Madeleine et Jaurès sont désormais inséparables. Ils continuent à faire partie de nos vies.
Gilles Candar (Société d'Etudes jaurésiennes) Musée d’Orsay, le 15 février 2005 ( Mis en ligne le 21/02/2005 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Hommage à Madeleine RebériouxAvenirs et avant-gardes en France XIXe-XXe siècles de Vincent Duclert , Rémi Fabre , Patrick Fridenson | | |