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Quand la lecture devient résistance
Martine Poulain   Livres pillés, lectures surveillées - Les bibliothèques françaises sous l'Occupation
Gallimard - Folio histoire 2013 /  10.50 € - 68.78 ffr. / 753 pages
ISBN : 978-2-07-045397-9
FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm

Première publication en novembre 2008 (Gallimard - NRF Essais)

L'auteur du compte rendu : Diplômé de l'Ecole nationale des chartes et de l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques, Rémi Mathis est conservateur, responsable de la bibliothèque de sciences humaines et sociales Paris-Descartes-CNRS. Il prépare une thèse sur Simon Arnauld de Pomponne à l'université Paris-Sorbonne sous la direction de Lucien Bély.

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Parmi la floraison de livres publiés et vite oubliés chaque année, quelques-uns demeureront. Parce qu’ils font date par la finesse de leur analyse, par leur capacité à renouveler une problématique, ou simplement parce qu’ils traitent de sujets qui n’ont jamais été sérieusement abordés. C’est le cas de cet ouvrage de Martine Poulain, le premier sur les bibliothèques sous l’Occupation.

Il y a là un paradoxe à souligner. Celui du peu d’importance du patrimoine écrit dans la société actuelle, qui le sous-estime et l’ignore. Tandis que nous croulons sous les livres sur le devenir des œuvres d’arts confisquées ou volées, que ce problème a pris une dimension largement supérieure au cercle des historiens et des historiens de l’art, les bibliothèques volées aux mêmes personnes ne font, elles, l’objet d’aucune recherche ni d’aucune sollicitude. Cela est sans doute dû au fait que l’œuvre d’art est unique quand le livre est un produit manufacturé et donc reproduit à des milliers d’exemplaires. Certes, mais si chaque livre est un exemplaire parmi d’autres, leur réunion est, elle, originale. Une bibliothèque est toujours personnelle, ce qui explique le désespoir des personnes qui se l’ont vue confisquer : «une amputation à n’en plus se relever», d’après Boris Souvarine ; un double de soi-même selon André Maurois : «Dans mon bureau, les rayons que j’avais, en quarante années, remplis de livres choisis avec amour sont maintenant vides. Ne trouvant pas l’homme, la Gestapo a pris la bibliothèque».

Second paradoxe, les bibliothécaires et archivistes, qui conservent la mémoire des autres, accordent finalement bien peu d’importance à la leur propre. Quand une bibliothèque dédie une exposition à son histoire, c’est généralement de manière extrêmement large, ou au contraire centrée sur une période brillante – et souvent éloignée. Ainsi, s’il reste assurément à faire en histoire des bibliothèques, l’époque contemporaine est certainement la plus négligée et celle qui demanderait le plus d’investigations, avec des résultats souvent éclairants. Martine Poulain fait partie de ces quelques historiens qui travaillent sur l’histoire des bibliothèques à l’époque contemporaine. Elle avait entre autres dirigé le volume consacré au XXe siècle de l’Histoire des bibliothèques françaises (Cercle de la Librairie, 1992, rééd. 2009).

La première partie du présent ouvrage est consacrée aux bibliothèques dans la Guerre, c'est-à-dire à deux phénomènes majeurs : les destructions telles qu’il en arrive dans toutes les guerres, et les spoliations – originalité de cette guerre idéologique qu’était la Seconde Guerre mondiale. Les spoliations connaissent une évolution claire : elles sont d’abord dirigées contre des personnes importantes ou du moins en vue, grandes familles juives, hommes politiques hostiles au régime, opposants Allemands… Ce n’est qu’à partir de 1942, parallèlement à la mise en place de la Solution finale, que les spoliations s’étendent aux bibliothèques privées de familles de déportés ordinaires, qui sont triées et parfois rapportées en Allemagne. Vichy se trouve mis en porte à faux face à ces spoliations : s’il n’y trouve pas à redire d’un point de vue idéologique, le gouvernement ne peut symboliquement accepter ces vols commis sur son territoire et proteste parfois vigoureusement mais toujours en vain.

Les bibliothèques territoriales et d’État, elles, sont peu pillées. Certes, ces années sont difficiles. Comme dans toutes guerres, le risque de destruction de collections si sensibles et fragiles est important : les bibliothécaires mettent en caisse et expédient les collections loin des combats, bien souvent sans aucune aide de leurs tutelles. Plusieurs bibliothèques sont néanmoins entièrement réduites en cendres.

La seconde partie nous rapproche des sphères du pouvoir à travers l’évocation d’un enjeu idéologique et politique majeur du monde nouveau voulu par les Nazis : la Bibliothèque nationale et son administrateur, Bernard Faÿ. Julien Cain, administrateur depuis 1930, est en effet relevé de ses fonctions dès le 23 juillet 1940 : juif, ancien secrétaire général de l’information, proche du Front populaire, il représente tout ce que le nouveau régime abhorre. Faÿ n’est pas bibliothécaire mais professeur de civilisation américaine au Collège de France. Il est surtout un monarchiste, catholique traditionaliste et réactionnaire, qui nourrit une haine de la franc-maçonnerie qui va jusqu’à l’obsession, et se situe dans le premier cercle des relations du maréchal Pétain. C’est lui qui confisque les archives des principales loges maçonnes, les conserve et les utilise à deux fins : la répression (interdiction de la fonction publique aux anciens maçons) et la propagande (notamment à travers le Musée des sociétés secrètes et une revue, les Documents maçonniques). Il rêve de la création au profit de la BN d’une véritable «direction des bibliothèques», réforme qui veut élargir les prérogatives de la Nationale : non seulement la direction ne sera jamais créée (elle le sera à la Libération) mais Faÿ perd l’autonomie financière. Pendant ce temps, les lois racistes sont appliquées, la collaboration avec les Allemands est effective et la BN – par l’intermédiaire de la nouvelle Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine – bénéficie même des confiscations d’archives. Dans le même mouvement, le personnel se politise et se déprofessionnalise : relations personnelles et idées politiques priment sur les capacités professionnelles et la formation ; le nombre d’archivistes-paléographes recrutés chute.

Ceci ne doit pas nous faire oublier la vie quotidienne des bibliothécaires, de leurs établissements et de ceux qui les font vivre. En ces temps difficiles, ils tentent pour la plupart de faire leur métier, considérant que le rôle d’un bibliothécaire – sa grandeur ? – est de se situer en marge – au dessus ? – des questions politiques. Mais les affaires du temps viennent forcément contredire ce programme : Juifs renvoyés, livres censurés, jeunes envoyés au STO, associations interdites, et pour tous, des difficultés quotidiennes pour se nourrir, se chauffer, se déplacer, survivre. Comme dans le reste de la population, les comportements sont divers : certains résistent dès 1940 (citons Yvonne Oddon, une des fondatrices du Réseau du musée de l’Homme), d’autres collaborent par idéologie ou par opportunisme (Léo Crozet, René Pichard Du Page…). Malgré la difficulté du temps, la censure demandée par Vichy, les personnes absentes, le manque de moyens, les livres évacués, les bibliothèques tournent à plein régime : on a rarement autant lu en France que pendant l’Occupation.

À la Libération, les bibliothèques, comme toutes les administrations, font l’objet d’une épuration – afin de punir les cas les plus flagrants (Bernard Faÿ est condamné aux travaux forcés à perpétuité et à la dégradation nationale, il est gracié en 1959) – tandis que les exclus sont réintégrés. Une nouvelle ère commence alors : Jean Laran, administrateur par intérim, laisse bientôt son poste à Julien Cain, de retour de Buchenwald, qui devient en même temps le responsable de la nouvelle direction des bibliothèques, appelée à remodeler le paysage bibliothéconomique français. Un service de restitution des livres spoliés se met en place et demeure jusqu’en 1949. Malgré le travail exceptionnel de Jenny Delsaux, seule une part infime des ouvrages confisqués est rendue.

On ne peut traiter un tel sujet sans se trouver aux prises avec la redoutable question de l’articulation de l’histoire et de la mémoire. Le lecteur trouvera donc dans ce livre des «bons» et des «méchant », ce que l’on peut regretter d’un point de vue purement scientifique, mais qui est sans doute nécessaire alors que nous nous situons à l’orée du retour sur cette période. Que rentrent donc au Panthéon des bibliothécaires dont la probité humaine égale la compétence et la rigueur professionnelle Marcel Boutheron, Jean Laran, Pierre Lelièvre, Jean Bleton et bien d’autres, derrière la figure tutélaire de Julien Cain, homme exceptionnel qui attend toujours son biographe. Rendons-leur hommage comme citoyens, reconnaissons leur courage, leur honnêteté intellectuelle et leur travail. Ceci fait, ne laissons pas ces jugements moraux prendre le pas sur la recherche historique – et l’excellente historienne qu’est Martine Poulain, dont le gigantesque travail de repérage et de dépouillement d’archives doit être salué, prend garde de ne pas tomber dans ce piège.

En revanche, une meilleure connaissance historique de cette période est nécessaire à cette mémoire étonnamment absente. La mémoire d’une profession ordinaire, avec – semble-t-il – la même quantité de héros, de personnes banales, de gens peureux et de salauds ; d’une profession où l’indépendance vis-à-vis du contemporain et du politique amène sans doute à des choix (ou des non-choix) possédant paradoxalement une influence politique ; une profession particulièrement en butte au régime nazi dans la mesure où ce dernier tente d’imposer une culture nouvelle qui passe nécessairement par le livre. Si l’on aimerait voir certains points précisés ou retravaillés, c’est que ce travail pionnier ouvre des pistes intéressantes appelées à être approfondies lors d’études postérieures. Ne doutons pas qu’il fasse date et constitue un premier pas vers une meilleure connaissance de l’histoire des bibliothèques à l’époque contemporaine, et particulièrement dans ces périodes troubles.


Rémi Mathis
( Mis en ligne le 03/12/2013 )
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