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Des personnes de peu d’importance | | | Grégoire Chamayou Les Corps vils - Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles La Découverte - Poche 2014 / 14,50 € - 94.98 ffr. / 422 pages ISBN : 978-2-7071-7835-0 FORMAT : 12,6 cm × 19,1 cm
Première publication en octobre 2008 (La Découverte)
L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est responsable des collections de monnaies et médailles du musée Carnavalet après avoir été adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié, entre autres titres, Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Louis XIV. Homme et roi (Tallandier, 2012), Fontainebleau. Mille ans d'histoire de France (Tallandier, 2013). Imprimer
Lexpérimentation médicale sur les êtres humains est pratiquée depuis lAntiquité, in corpore vili, «sur des corps vils». Les corps morts destinés à la dissection sont dabord ceux des criminels puis ceux des indigents. Ponctuellement, lessai dune médication destinée à un haut personnage est fait sur des forçats ou des mendiants, plus ou moins volontaires : il en va ainsi en 1686 avant lopération de la fistule de Louis XIV. Depuis Galien, on sait aussi que les médecins doivent expérimenter leurs remèdes sur eux-mêmes. Mais la culture chrétienne se défie de linstrumentalisation de lêtre humain, supposé à limage de Dieu.
Tout change au XVIIIe siècle. Lexpérimentation médicale devient une procédure jugée licite car utile à tout le corps social. En 1769, lAnglais Jeremy Bentham décide de laisser son corps à la science, aux fins de dissection publique. En 1720, Lady Montagu, épouse de lambassadeur dAngleterre à Constantinople, fait inoculer ses enfants, pour démontrer lefficacité de linoculation, ancêtre de la vaccination, contre la variole ; en 1721, six condamnés de la prison de Newgate sont soumis au même traitement ; en 1722, il en va de même des deux filles du prince de Galles. La philosophie utilitariste légitime lexpérimentation sur les criminels, les incurables, les indigents, les prostituées, au nom de lintérêt général.
Au XIXe siècle, avec les progrès des sciences naturelles et de la médecine, lexpérimentation sur lêtre humain devient plus nécessaire et plus fréquente : il ne sagit plus seulement dessayer des remèdes, mais darriver à la compréhension des phénomènes pathologiques. Un double mouvement se dessine alors. Dune part, la définition progressive dune méthodologie et dune déontologie de lexpérience, sous linfluence dune réflexion éthique plus éclairée, mais aussi sous la pression de scandales et de procès retentissants. Lidée du consentement du patient soumis à lexpérience simpose peu à peu. Mais, dans le même temps, lexpérimentation sur les «corps vils» tend à se transporter à lextérieur de la société européenne, sur des sujets auxquels les nouvelles règles de la déontologie ne sont pas censées sappliquer : esclaves, indigènes, peuples appartenant à des races supposées inférieures. À la fin du siècle, grâce à ces «nouveaux corps vils», la médecine expérimentale échappe aux contraintes légales et peut servir une industrie pharmaceutique en pleine expansion.
Héritier de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu, Grégoire Chamayou fait lhistoire dun pouvoir, le pouvoir dexpérimenter. Ce faisant, il contribue à démystifier lhistoire des sciences, qui sest longtemps écrite comme une marche incessante vers les lumières et le progrès. À une histoire qui décrit lhumanité comme un tout, il substitue le tableau de la violence fondamentale des groupes dominants sur les groupes dominés, groupes sociaux ou groupes raciaux.
Si leffet de dévoilement ainsi produit est puissant, on pourra reprocher à lauteur de ne pas aller au bout de sa logique. À le lire, on a en effet limpression quau-delà de la domination des classes supérieures sur les classes inférieures, lexpérimentation sert surtout la promotion et la légitimation dun groupe social spécifique, celui des médecins et des chirurgiens. Par elle, le médecin se pare des atours du savant, du héros, de linventeur, du prophète. Par elle, il sennoblit, passant du monde des techniciens intermédiaires à celui des notables : transformation sociale qui a commencé au XVIIe siècle et se poursuit jusquà aujourdhui.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 14/01/2014 ) Imprimer | | |