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Flâneries new-yorkaises et parisiennes | | | Marc Fumaroli Paris-New York et retour - Voyage dans les arts et les images Flammarion - Champs 2011 / 15 € - 98.25 ffr. / 916 pages ISBN : 978-2-08-125248-6 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en Mars 2009 (Fayard)
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Âge à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion, 2002). Imprimer
Historien, académicien, professeur honoraire au Collège de France, spécialiste des XVIe et XVIIe siècles, excellent connaisseur de Chateaubriand, Marc Fumaroli écrit de façon brillante, appuyé sur une vaste érudition. On sait ce qui a ses faveurs - le patrimoine, lart avant 1950 -, et ce à quoi il voue une détestation absolue : lart contemporain en quoi il ne voit que phénomène de foire, arnaque et imposture.
On ouvre donc ce gros livre (900 pages de textes et un index) avec limpression dy retrouver beaucoup de ses ouvrages antérieurs. Certaines de ces attentes ne sont pas déçues : en particulier le tir à boulets rouges sur lart contemporain, ses manifestations, ses installations, ses performances, Damian Hirst et Jeff Koons étant ses cibles favorites, mais pas uniques. Toutefois, ce journal dune année 2007/2008 - est avant tout une longue réflexion sur limage en Occident, partagée en deux semestres : automne/hiver à New York, printemps/été à Paris. Réflexion placée sous le parrainage de Baudelaire (deux pages des Curiosités esthétiques. Salon de 1859 font office de préface). Baudelaire est dailleurs en filigrane de tout le texte, nouvelle flânerie entre Europe et Amérique.
Venu passer un semestre à Columbia, Marc Fumaroli observe avec curiosité et interroge le déferlement dimages sur la ville, déferlement déjà annoncé depuis Paris par les images de publicité des abribus Decaux, et lutilisation que fait Samsung dun tableau de Van Gogh pour vendre ses téléviseurs nouvelle génération. Ceci le conduit à dérouler une réflexion au long cours sur limage et lusage quen font aujourdhui les sociétés occidentales. Baudelaire, mais aussi Thomas dAquin, Poussin, Alain et Paul Valéry, Chateaubriand nourrissent le texte. Dans lénergique New York, ville faite pour le jogging, constate-t-il, Marc Fumaroli songe à la distinction établie dans lAntiquité entre otium et negotium. A partir dune brillante démonstration sur les fresques dionysiaques de Pompéi, son texte est un plaidoyer ardent en faveur dun otium, loisir studieux, contemplation intelligente et cultivée, dont nos sociétés contemporaines ont perdu le sens et le goût. Il en profite pour opposer - citation de Mark Twain à lappui - l'Europe, terre de lotium, à lAmérique, patrie du negotium. Peu de ton polémique dans ces pages intelligentes animées de lardeur de la conviction et du sentiment quil y a un monde en voie de disparition à sauver.
Piéton de New York, Marc Fumaroli y voit une ville livrée tout entière à la frénésie dimages, jusquà la nausée. Une Amérique qui, selon lui, a été assez largement façonnée par Phinéas Taylor Barnum, le célèbre entrepreneur de spectacles, et Buffalo Bill «linventeur» de la conquête de lOuest dans ses mises en scène démesurées. Une Amérique qui regarde toujours avec un enthousiasme enfantin les parades de tous ordres, aujourdhui parades de lart contemporain. Art contemporain qui serait l'aboutissement de ces images déversées par flots, avec en arrière plan des préoccupations mercantiles (le marché de lart !), et pour le seul profit dune consommation qui se dévorerait elle-même. Un New York qui, fier davoir désormais sa place, conquise de haute lutte, dans la création artistique, se perd dans ses vastes musées vides : New Museum ou Fondation Dia, autant de lieux que Marc Fumaroli déteste absolument, sans nuances ni réserves.
Il réfléchit aussi à cette lecture américaine des images, et y retrouve un filtre protestant, tout étant autorisé aux images pourvu quelle demeurent «extérieures» -, lespace du sacré étant celui de lécrit, de la lettre, et donc à surveiller avec attention, parce quétant le seul qui compte vraiment. De cette ville quil aime pourtant, il sauve des pans entiers pour dire sa beauté. Il insiste aussi sur loriginalité de la civilisation américaine, revient sur son histoire, sur les tensions constantes entre deux modèles proposés dès lorigine : le modèle jeffersonien de la vie rurale, celui hamiltonien de lindustrie, du commerce, de la ville. Entre Jefferson et Hamilton, leurs pères fondateurs, les Américains nont en dépit des apparences jamais réellement choisi et la nostalgie dune Amérique rurale de petits propriétaires, en phase avec la nature, na jamais totalement disparu ; elle sexprime entre autres dans loeuvre de Frank Lloyd Wright. Marc Fumaroli se plaît à rappeler des pans oubliés, ou ignorés, de la culture américaine, comme les écrits de Henry Adams.
De retour à Paris, lauteur change de ton : le discours polémique revient en force, ainsi que nombre de démonstrations déjà lues auparavant, en particulier dans LEtat culturel (1991). On retrouve les critiques acérées contre Malraux, lart contemporain, son argumentation en faveur de la défense absolue du patrimoine, tâche à laquelle lEtat devrait sattaquer exclusivement dans le domaine de la culture. Ce nest pas l'aspect le plus intéressant de louvrage. En revanche, de belles pages sur la beauté de la ville, ce à quoi elle tient, ses couleurs ; Marc Fumaroli exprime ses inquiétudes, sans aucun doute justifiées, sur les menaces qui pèsent sur elle, et en particulier la construction de tours dont la BNF de Dominique Perrault donne un triste avant-goût.
Il réfléchit au rapport différent à limage, dans cette terre de vieille civilisation catholique, et consacre un chapitre entier à lEglise mécène et son système des BeauxArts. La partie parisienne apparaît pourtant moins neuve, moins stimulante, davantage faite de thèmes ressassés, que la partie new-yorkaise.
Un «pavé» à lire de bout en bout ou par moments (aidé par les chapitres et têtes de rubriques explicites), quil est difficile de résumer tant il ouvre des pistes variées, mélangeant pèle-mêle lectures récentes de lauteur et érudition maîtrisée, commentaires rapides et réflexion de fond. Une lecture dont on aurait tort de se passer au prétexte que la polémique et les arguments de M. Fumaroli sont connus. Marc Fumaroli naime ni Malraux, ni Bataille, ni Blanchot, ni Jeff Koons, ni Warhol, ni
La liste pourrait être longue, et il aime redire ses détestations, en infinies variations
Il aime se poser en réactionnaire raisonné campant sur des positions fermement argumentées. Il excelle dailleurs dans le pamphlet, lart de ridiculiser une exposition et ses commissaires, une muséographie ou des choix malheureux
Il nempêche quil propose au lecteur une promenade stimulante des deux côtés de lAtlantique (en dépit de redites quune relecture attentive aurait pu éviter), mais surtout à travers les siècles, aux sources dune culture commune qui se ramifie et qui sexprime de façon différente. Un plaidoyer vibrant pour que chacun des deux acteurs - France / États-Unis - conserve son exception, puisque le propos était aussi de comparer. En fait ce nest pas non plus ce qui convainc le plus : une Europe vouée à lotium, une Amérique du negotium ? cest peut-être aller vite en besogne, et les pages consacrées à William Richtey Newton, historien de la cour de Louis XIV, montrent bien que les simplifications sont abusives
Cependant la curiosité et lintelligence du lecteur sont stimulées, même avec mauvaise foi
et il est bon aussi de se sentir bousculé dans ses convictions, pour mieux les éprouver.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 05/07/2011 ) Imprimer | | |