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Des hommes moins ordinaires | | | Christian Ingrao Croire et détruire - Les intellectuels dans la machine de guerre SS Hachette - Pluriel 2011 / 12 € - 78.6 ffr. / 698 pages ISBN : 978-2-8185-0168-9 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en septembre 2010 (Fayard)
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Sil y eut une séduction dans lordre noir de la SS, on voudrait croire quelle sadressait aux esprits faibles, à des individus perdus : plus quà la banalité du mal, on voudrait croire à sa misère intellectuelle
Mais tout indique que lintelligence ne mène pas forcément au bien, et tout lenjeu du brillant travail de Christian Ingrao directeur de lIHTP (CNRS) réside dans cette exploration des abîmes. Comment des hommes cultivés, brillants, subtils ont-ils pu se dévoyer à ce point, ne plus considérer leur semblable que comme un sujet, un objet dexécration légitime ? Croire et détruire pose la question à 80 membres de la SS, aux parcours universitaires brillants, passés par le SD (le service de renseignement), les einsatzgruppen, et, à ce titre, collaborateurs conscients de la machine exterminatrice nazie
Conscients et peut-être même «plus conscients» eu égard à leur statut au sein de la société allemande (des intellectuels donc) ainsi quà leurs pratiques en théorie du moins desprit critique.
Tiré dune belle thèse de doctorat soutenue en 2001, cet ouvrage a déjà une première qualité : lécriture, puissante, inspirée, particulièrement le chapitre consacré à lêtre nazi, qui, avec talent, ouvre au lecteur les portes dun univers singulier, dune idéologie au sens le plus large, celui dune conception du monde dans sa globalité à la fois déviante et cohérente. Mais bien évidemment, lauteur commence son évocation par la grande guerre, le traumatisme qui sensuit pour une population, et notamment une jeunesse «prise à partie» par la guerre. Dans la foulée des travaux de S. Audoin-Rouzeau et de G. Mosse, C. Ingrao se fait lécho dun traumatisme et dune «brutalisation» qui amène la génération des enfants de la Grande Guerre à porter un regard singulier sur un monde «peuplé dennemis». Versailles, le deuil, le coup de poignard dans le dos, la Rhurkrieg de 1923 sont autant d'étapes pour une génération qui na pas connu le feu mais la fumée des ruines. Le nazisme puise ses origines dans ce sentiment dun monde à réformer, à révolutionner. Par ailleurs, C. Ingrao, progressant chronologiquement, déroule le cursus honorum de ces hommes : les études, les engagements précoces, les domaines dinvestissements scientifiques et militants, la vie sentimentale et conjugale même. Il sagit de montrer quelles compétences vont former quel SS.
Avec C. Ingrao, on assiste à la naissance, au façonnement de «lhomme nouveau» voulu par Hitler, sa genèse, son arrivée au monde et au pouvoir. La troisième partie de louvrage, qui en comporte trois, est le cur du sujet, consacrée à lidéologie, mûre, mûrie par le temps de la guerre, les expériences et la mémoire, les stratégies aussi : le rapport entre théories raciales et réalités ethniques, le rapport à une violence légitimée et les conditions de développement de cette violence (ainsi que la manière de lassumer), lusage conscient de la terreur, la vision des territoires de lEst comme une géographie idéale/idéologique qui doit, peu à peu, se substituer à la réalité. Lunivers mental des SS est décrypté, déconstruit, saisi dans toute son étrangeté : C. Ingrao ne porte pas un regard distancié, et ne donne pas à voir les «freaks» SS, il entend au contraire présenter, dans toutes les subtilités de 80 personnalités, un tableau finalement impressionniste de la théorie nazie, et de son application (avec notamment, la question, déjà posée par C. Browning, du sentiment dhumanité pour les exécuteurs, et de la manière dont les chefs des einsatzgruppen, notamment, ont cherché à se préserver comme humains, au moment même où ils déniaient cette qualité à leurs victimes). Ce nest donc pas un exposé idéologique, mais plutôt une archéologie mentale, exercice subtil et, ici, parfaitement maîtrisé.
Et comme lHistoire a heureusement conduit ces hommes à leur perte, C. Ingrao sintéresse également à leffondrement, le cataclysme final et ce qui sensuivit : les nazis voulaient «quitter lAllemagne en claquant la porte»
mais la porte reste finalement ouverte pour les survivants de la SS, qui doivent au final affronter le regard et le jugement des alliés, de lHistoire, du monde. Explorant la psyché de ces vaincus, il en montre enfin les abîmes, et lexpérience du réel, le réveil de certains, les stratégies dévitement et les justifications ratiocinées. A Nuremberg, Goering, sans espoir, plaisantait
Pour ces premiers couteaux de la machine exterminatrice, confrontés au naufrage de leur idéologie, il sagit de survivre, à la dénazification, à la justice mais aussi à léchec. Le principe de réalité, finalement.
Louvrage a les fondements dune bonne thèse : des archives vastes (notamment celles du nazisme et de la dénazification), des lectures mûries et des questionnements méthodiquement traités. Lappareil scientifique est impeccable : bibliographie et archives détaillées, index des lieux et des noms, des notes et des références. Une belle démonstration alliant la recherche et le sens de la causalité, pour aboutir à une évocation subtile de la personnalité de quelques SS, loin des essais psychologisants et reconstruits.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 22/11/2011 ) Imprimer
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