| Patrick-J. Geary Quand les nations refont l'histoire - L'invention des origines médiévales de l'Europe Flammarion - Champs 2006 / 8.50 € - 55.68 ffr. / 242 pages ISBN : 2-08-080152-X FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication française en septembre 2004 (Aubier).
L'auteur du compte rendu : Agrégé dhistoire et titulaire dun DESS détudes stratégiques (Paris XIII), Antoine Picardat est professeur en lycée et maître de conférences à lInstitut dEtudes Politiques de Paris. Ancien chargé de cours à lInstitut catholique de Paris, à luniversité de Marne la Vallée et ATER en histoire à lIEP de Lille, il a également été analyste de politique internationale au ministère de la Défense. Imprimer
Nous vivons une crise de lidentité européenne. À labri du bouclier nucléaire américain et bien délimitée par le rideau de fer, lEurope occidentale sest, pendant près de 50 ans, tranquillement et confortablement construite. Telle était l'Europe, constituée de vieux États nations, pour la plupart, qui, ayant à peu près réglé leurs problèmes respectifs de minorités et didentité nationale, avaient décidé de sassocier après sêtre combattus plus que de raison. Mais cette tranquillité sest évanouie à la fin des années 1980. LEurope communautaire a assisté, dabord étonnée, puis rapidement inquiète, au réveil, chez elle, des particularismes régionaux ; à léchec, de plus en plus flagrant et lourd de conséquences, des ses modèles dintégration ou dassimilation des immigrés dAfrique et dAsie ; à la montée des revendications nationalistes dans lancienne Europe communiste, qui ont culminé avec les atrocités des guerres de lex-Yougoslavie.
Dans ce contexte d'affirmations ou de contestations des identités collectives, chacun à recours à lhistoire pour nourrir sa vision du moi, du nous, des autres. Milosevic au Kosovo en 1989, Le Pen lors de la commémoration du baptême de Clovis en 1996, ont prétendu que les nations serbe et française étaient nées au «Champ des merles», où les Ottomans écrasèrent larmée du roi Lazare II, ou dans le baptistère de Reims. Peuple corse, questions basque ou irlandaise, langues régionales, communautarisme, réforme du code de la nationalité en Allemagne, dans chaque débat, les camps en présence utilisent largument historique pour démontrer le bien fondé de leur position ou la faiblesse de celle de ladversaire.
Patrick J. Geary est un historien américain, spécialiste du Haut Moyen Age européen. Cest avec cette double particularité de médiéviste et de non-européen, quil réfléchit aux débats actuels. Dans Quand les nations refont lhistoire, il entend montrer que la notion de peuple, et celle de nation qui en découle, nest pas figée. Ni aujourdhui, ni au Ve siècle, les peuples nont constitué des entités immuables. En conséquences, les revendications nationalistes, qui proclament des droits sur un territoire au nom dune présence antérieure à celles dautres populations (le redoutable et ambigu «droit des peuples à disposer deux-mêmes»), ne sont pas plus fondées que les positions des tenants du statu quo, qui refusent de voir la définition et la forme de la nation éternelle évoluer en intégrant de nouveaux arrivants.
Selon lui, la vision, mondialement partagée, de ce quil appelle «lacquisition initiale», cest à dire dun moment, datable, en général au cours du Ier millénaire chrétien, où un peuple se serait constitué, où il aurait acquis des caractéristiques linguistiques, religieuses, culturelles, des traditions, le distinguant des autres peuples, relève largement du mythe. Il sagit dune affirmation importante puisque cest sur cette acquisition initiale, sur cette séparation davec les autres peuples, que reposent largement les revendications politiques. Et en premier lieu la revendication dun territoire.
Le premier chapitre, «Différence ethnique et nationalisme au XIXe siècle : un paysage empoisonné», rappelle par quel processus ont été constituées les identités nationales européennes. Il sagit dun sujet classique et bien connu par ailleurs. Comment, à partir de sentiments dappartenance collective incontestables (langue, religion, territoire, État, tradition), des intellectuels, historiens ou philologues pour la plupart, ont construit, rétrospectivement, limage de peuples éternels ou presque, homogènes et distincts les uns des autres, phénomène universel, passage visiblement obligé dans lémergence dun groupe constitué. Puisque lacquisition initiale, la genèse des peuples européens, se situe généralement au Haut Moyen Age, Patrick Geary consacre les autres chapitres à étudier lidentité des peuples de cette époque. Son exposé est remarquable de concision et de précision.
Le double legs de la tradition judéo-chrétienne et de lantiquité gréco-latine, a induit la façon dont lEurope se conçoit et conçoit les peuples. Elle est marquée par la vision du «nous et eux». Le peuple dAbraham et les Gentils ; les Romains, davantage encore que les Grecs - bien quils inventèrent le concept -, et les Barbares. Dans chacun des cas, lappartenance au nous est définie par des critères juridiques plus que linguistiques, géographiques ou ethniques : loi divine ou citoyenneté romaine. En revanche, eux, nombreux, lointains, mal connus, sont définis selon des critères vaguement géographiques ou linguistiques. Par exemples, les Germains habitaient de lautre côté du Rhin.
Patrick Geary démontre que cette vision simple, cette immobilité apparente, cachaient, et cachent encore sur de nombreuses cartes illustrant des ouvrages dhistoire, une réalité beaucoup plus complexe. Là où, des siècles durant, les Romains virent des «Francs», des «Alamans», des «Goths» ou des «Huns», il y eut des entités politiques qui naquirent, se développèrent, parfois entrèrent en conflit avec lempire, puis disparurent et furent remplacées par dautres qui les avaient détruites et partiellement intégrées, mais pas nécessairement assimilées. Remplacées, sauf pour les Romains pour qui les Germains du Rhin inférieur étaient toujours les «Francs» du IIIe au Ve siècle et au-delà. Ces noms étaient des étiquettes, destinées moins à décrire la réalité quà fournir des représentations commodes.
Ces identités furent donc en constante évolution et la différence entre Romains et Barbares fut toujours moins nette que ne le laissent penser les limes représentés sur les cartes. À la cour dAttila, on parlait latin, grec, gothique et hunnique. Des Romains et des Barbares servaient le roi à différents postes civils et militaires. De même, de tous temps, des peuples barbares pénétrèrent dans lempire et y furent juridiquement intégrés. La condition juridique ou économique des individus compta toujours beaucoup plus que leur origine ethnique ou que la langue quils parlaient. Le phénomène se reproduisit tout au long du Ier millénaire. Une fois lempire romain disparu en Occident, les Saxons, les Avars, puis les Bulgares, jouèrent le rôle des nouveaux Barbares pour les royaumes franc, burgonde ou lombard.
Ces faits sont connus dans leurs grandes lignes. Ils sont ici exposés dans une perspective inhabituelle. Longtemps, les historiens y ont surtout vu la preuve de la décadence dun empire incapable de sopposer à lentrée, puis au déferlement des Barbares. À cette vision cataclysmique, Patrick Geary oppose lidée dune construction permanente des identités des peuples et des nations.
Cependant, quel rapport y a-t-il entre ces constatations et la réapparition de ce quil qualifie de nationalisme ethnique ? Visiblement aucun, répond-il ! Il nexiste en effet à peu près rien de commun entre notre époque et celle quil a étudiée. Il veut toutefois, sans nier lexistence de sentiments dappartenance commune ou de caractères constitutifs dune identité collective, mettre en garde contre les représentations figées de lhistoire et surtout contre leur utilisation par des idéologues nationalistes. Mise en garde dautant plus utile que nos références, notre vocabulaire, nos schémas de pensée sont marqués et façonnés par des visions de lhistoire contestables et très chargées politiquement.
LEurope est peut-être née au Haut Moyen Age, mais lidentité de ses peuples se construit au présent et cest lavenir plus que le passé qui doit servir de référence.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 16/11/2006 ) Imprimer
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