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Histoire & Sciences sociales -> Poches |
| Jacques Arnould Teilhard de Chardin Perrin - Tempus 2009 / 9,50 € - 62.23 ffr. / 411 pages ISBN : 978-2-262-03021-6 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en janvier 2005 (Perrin).
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Dans le conflit qui, à lère contemporaine, oppose progressivement la science et la religion, lévolutionnisme constitue certainement lun des débats les plus vifs, depuis les hypothèses de Lamarck méprisées par Napoléon jusquau «procès du singe» qui se déroule aux USA en 1927. Aux avant-postes du combat, lEglise catholique soppose à une théorie qui va à lencontre du dogme de la création et dune lecture littérale du livre de la Genèse, conflit marqué depuis le Syllabus (en annexe à lencyclique Quanta Cura de 1864) par la dénonciation de la modernité. L«affaire» Teilhard de Chardin constitue probablement lun des derniers soubresauts dune pensée que le siècle fait constamment reculer et qui, saccrochant au concordisme dun Cuvier, finira par succomber. Figure originale (et rétive) de savant catholique, Teilhard de Chardin aura, comme dautres (Mgr Duchesne, le père Lagrange
), connu une carrière scientifique remarquable à lombre dune vocation religieuse exigeante. Cest à ce pas de deux intellectuel et spirituel que Jacques Arnould, homme de religion (il est dominicain) et de science (comme ingénieur agronome) consacre un ouvrage réussi, fruit dune lecture «en sympathie» du savant jésuite.
Ce que lon appelle traditionnellement les «années de formation» est vite expédié au profit des étapes intellectuelles de la formation dune pensée, plus importantes au regard du sujet. Teilhard apparaît à une époque difficile pour lEglise catholique : les lendemains de la Séparation de 1905 sont douloureux et les jésuites, congrégation fréquemment stigmatisée et accusée de tous les maux, font des cibles appréciables. Cest donc loccasion pour le jeune novice de suivre une formation à travers lEurope et jusquau Caire, à la découverte dun passé païen dune incontestable richesse. Le jeune Teilhard est également frappé par la querelle moderniste (le conflit qui naît entre science et religion, de la tentative dhistoricisation de la Bible) et, dans le secret de sa conscience, il est probablement déjà hésitant quant à ce serment antimoderniste quil prononce sans enthousiasme. Mais lobéissance, au cur de la pratique jésuite, est déjà chevillée à son âme de savant. La Grande Guerre est pour le jeune prêtre un ébranlement (le «baptême du réel») : est-ce le contact avec la terre picarde ? Il y trouve quelques-unes de ses intuitions les plus décisives concernant le rapport quasi mystique entre la Terre et le croyant. Servant comme brancardier, il est comme tant dautres marqué par la présence constante de la mort, mais aussi par lélan de foi qui anime certains soldats. Du reste, il fait une guerre plus quhonorable et se signale notamment en refusant tout transfert vers un poste moins menacé. Car le personnage a le courage et lenvergure des jésuites de lère moderne et a dailleurs fait dIgnace de Loyola son modèle : on le voit aux côtés dHenry de Monfreid (pour qui il va jusquà convoyer du haschich) «barouder» sur la côte des Somalis. Il traverse des déserts asiatiques ou africains, voyage aux États-unis dans un train de savants. Cest un marcheur résistant, increvable, que le danger ne rebute guère. On le retrouve également parmi les aventuriers de la célèbre Croisière jaune. Une vie passée à arpenter la planète, ou du moins ses endroits les plus caillouteux.
Lun des principaux intérêts de louvrage est peut-être la tentative de traduire la pensée, complexe, sinueuse, parfois jargonnante (lomégalisation !) du père Teilhard, au crible dun esprit synthétique. Car J. Arnould sait fort bien présenter les origines et suivre le cours dune pensée qui prétend unir les notions de foi, de progrès, de cosmos et dévolution. Prudemment du reste, lauteur utilise la première personne et accumule les citations choisies - pour présenter une construction intellectuelle foisonnante qui fait toujours lobjet de débats entre spécialistes. Teilhard entretient un rapport fasciné avec la terre, le cosmos et toute sa pensée tend à unir dans une même vision le plan matériel au plan spirituel dans une «noosphère». Le concept de complexité, lié à lapparition de la vie et de la conscience, relève de cet optimisme religieux qui permet de concilier foi et évolutionnisme sur le plan, non du seul être humain, mais du cosmos conçu comme un projet, avec une fin et un dépassement. Dans ce système, la mort, et le principe dune «récompense» sont théorisés et dépassés. Mais ce rapport original à la matière intégrée à la Providence, et non dépassée par elle, déconcerte, au point de justifier des soupçons persistants de panthéisme de la part de ses supérieurs comme de ses lecteurs. Ainsi, il est chassé en 1926 de sa chaire de géologie de lInstitut catholique de Paris, en dépit de la protection du recteur, Mgr Baudrillart, et se trouve également écarté de la toute jeune académie pontificale. Du reste, les fondements de sa pensée sont simples : voir Dieu en toutes choses, ou, pour faire écho à Angèle de Foligno, «le monde est plein de Dieu». La révélation de la présence divine sappelle chez lui la diaphanie, c'est-à-dire la vision de Dieu dans la transparence du monde rendu intelligible par la foi. Cette théorie, développée notamment dans Le Milieu divin, inquiète lEglise qui lui en interdit la publication en refusant limprimatur (malgré le soutien de quelques savants ecclésiastiques). Mais cela narrête pas le bouillant savant, plus ou moins exilé en Chine, ni ses partisans, qui se passent des copies du manuscrit sous le manteau. Litinéraire de la pensée teilhardienne sera souvent détourné, voire clandestin : il est vrai quavec lencyclique Humani Generis (1950), le Saint-siège met des limites fermes aux investigations scientifiques.
Dans un temps où la paléontologie nest jamais quune sous branche de la géologie, Teilhard virevolte dune science à lautre, au risque dexaspérer son entourage et ses maîtres. On le voit même se commettre une bourde détudiant, ou bien un canular réussi - dans laffaire de lhomme de Piltdown. Mais cest surtout autour du sinanthrope quil se fait connaître, en analysant son contexte géologique pour en tirer des conclusions qui le mèneront, par ricochet, à une interrogation sur la place de lhomme dans lhistoire du monde. Son maître ouvrage, Le Phénomène humain, naît de cette réflexion qui intègre lévolution dans un schéma plus général et, balayant le hasard, donne un sens à lhumanité et au concept même de progrès. A lombre de lEglise et de la communauté scientifique, Teilhard évolue parfois entre deux orthodoxies, et J. Arnould sait bien restituer le climat particulier de lépoque et de ces débats, tortueux pour le jésuite.
Cet ouvrage ressemble plus à un portrait, ou à un essai, quà une biographie classique. Il est dailleurs dépourvu dindex. De même, la bibliographie se limite aux travaux de Teilhard de Chardin et aux ouvrages qui lui ont été consacrés. Là nest dailleurs pas la question, car le véritable enjeu de cette étude était de rendre intelligible et accessible une pensée exigeante en la replaçant dans le contexte dune vie. Et le résultat est incontestablement intéressant en ce quil éclaire à la fois le personnage et luvre, les deux ayant peut-être été un peu rapidement oubliés, voire ostracisés, et cela en dépit des réponses très novatrices quils apportent à une société et une Église en perte de légitimité en ce domaine. A lheure où le mysticisme oriental est devenu une mode occidentale, ce grand dévoreur dAsie méritait bien une redécouverte : celle-ci est particulièrement stimulante, tant pour lamateur dhistoire que pour le croyant.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 12/05/2009 ) Imprimer | | |
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