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L'introduction de la chasse aux sorcières en philosophie | | | Emmanuel Faye Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie - Autour des séminaires inédits de 1933-1935 Le Livre de Poche - Biblio essais 2007 / 9 € - 58.95 ffr. / 760 pages ISBN : 2-253-08382-8 FORMAT : 11 x 18 cm
Première publication française en avril 2005 (Albin Michel).
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Le public cultivé français est rarement informé de lédition de grands livres sur luvre de Martin Heidegger. Quoique lédition-traduction des grands ouvrages du maître de Fribourg-en-Brisgau soit désormais réalisée, on continue encore déditer en allemand les cours et séminaires du grand professeur quHannah Arendt appelait avec admiration «le roi secret de la pensée» au milieu des années 1920-1930. Une bonne partie de ce que la philosophie a produit de meilleur depuis lors sort de la méditation de cette pensée exigeante et patiente, qui alterne méandres subtils et trouées brutales vers linaperçu de nos façons de pensée. Ne serait-ce quà titre de retour critique sur la tradition métaphysique européenne ou dinterrogation sur les présupposés de la conscience «moderne» (son inconscient très actif, son «ombre»), la pensée de Heidegger a exercé une fascination extraordinaire sur des générations de professeurs, de penseurs mais aussi dartistes, sensibles à la méditation sur la langue, la poésie et à la défense des enjeux de lart pour la dignité de lhomme et son rapport au monde, dans un siècle de civilisation technique et didolâtrie de «la science».
Il nest certes pas impossible de philosopher à côté de la pensée de Heidegger, voire contre elle, mais il est impossible de ne pas prendre en considération ce quelle dit, pour la dépasser, si cest possible, ou lécarter en connaissance de cause. Lauteur dEtre et temps (1927), de Kant et le problème de la métaphysique (1929), Introduction à la métaphysique (1935), Quappelle-t-on penser ? (1951-52) ou encore du Principe de raison (1954-55) a dailleurs suscité une importante littérature de commentaires, à laquelle ont participé les grands noms de la philosophie. Pourtant cest toujours «le scandale Heidegger» qui fait la une des pages culturelles quand on daigne sintéresser à cet auteur majeur, enseigné partout dans le monde. Avec le livre dE. Faye, dix-huit ans après celui de Victor Farias, la polémique est relancée.
Tout étudiant de philosophie le sait pourtant parfaitement depuis des lustres : Heidegger a adhéré au NSDAP en 1933, après la prise du pouvoir dHitler. En ce sens, il a été «nazi». Acceptant le poste de Recteur de son université, il a participé à latmosphère de reprise en main (Gleichschaltung) des institutions académiques, prononcé un fameux «discours du Rectorat» (mai 1933) défendant alors «lauto-affirmation de luniversité allemande», discours dont Jaspers le félicite, où il prend ses distances avec la tradition dindépendance académique et dapolitisme libéral-conservateur, et exalte le rôle de lUniversité dans lEtat, comme lieu privilégié de brassage des élites intellectuelles sans considération de classes mais avec un sens du devoir envers sa communauté. Puis dans l'Appel aux étudiants allemands (novembre 1933) contre la SDN, il présente le Führer comme la voix de l'Allemagne nouvelle. Dès 1934, déçu de ses marges de manuvres, Heidegger démissionne. Se voulant sans doute le Platon du nouveau maître du Reich et constatant lindépendance du nazisme réel par rapport à ses plaidoyers pour orienter le «Mouvement» dans le sens de sa philosophie, il prend congé et se consacre à son enseignement et à ses livres. Certes Heidegger ne quitte ni le Reich ni le NSDAP jusquen 1945. Non-juif, il navait aucun besoin de fuir ; patriote ou si on veut «nationaliste», desprit communautaire et social, il adhérait sincèrement au principe dune refondation «nationale et socialiste» non-marxiste voire anti-marxiste. Dans un entretien posthume, il reconnaît avoir commis «une grosse bêtise» ou «imbécillité» (eine grosse Dummheit), ce qui peut sactualiser en «belle connerie», mais Heidegger était bien élevé. Le terme nest pas faible pour un homme quon dit arrogant, et correspond à ses responsabilités réelles.
On peut certes déplorer cette fidélité à son Etat dans lépoque, mais la loyauté oblige à dire que le nazisme de 1934-1938 (avant lévidence de sa volonté de guerre dexpansion) voire 1941 (avant le début de la Solution finale et des politiques dextermination de masse) ninspirait pas lhorreur quil suscite rétrospectivement, bien que les lois raciales de Nuremberg aient déjà été promulguées et que le Führer régnât absolument. Thomas Mann hésita à rentrer en Allemagne pour ne pas perdre son public (il fallut la haine des nazis, lautodafé public de ses livres et la pression de ses enfants pour quil coupât définitivement les ponts avec lAllemagne, le pays de sa langue), tandis que les émigrés expérimentaient le déclassement et lisolement culturel de lapatride. On lira à ce sujet lexcellent Weimar en exil de J.M. Palmier, admirateur de Heidegger et dAdorno et lune des bêtes noires dE. Faye. Proche de la Révolution conservatrice et dErnst Jünger, Heidegger était loin de la répulsion de Mann devant le nazisme mais admit par sa démission douter du régime dans lequel il avait placé ses espoirs dune renaissance nationale, certes brutale et injuste à certains égards, mais selon lui nécessaire (la «raison dEtat» si l'on veut).
Rappelons avec Georges Goriely (1933 : Hitler prend le pouvoir, éd. Complexe) que les démocrates de létranger, sauf les communistes et une partie des socialistes, virent généralement en Hitler un mal nécessaire, un rempart contre la révolution communiste voire un exemple de révolution pacifique et une expérience de socialisme national capable de sauver le peuple allemand de la crise de 1929, dont nous nimaginons même plus le caractère dévastateur pour lAllemagne (voir larticle de Léon Blum dans Le Populaire, qui salue lélection du petit peintre viennois, y voyant une victoire contre lobscurantisme réactionnaire du conservatisme militaro-prussien ; de même firent Breton et les surréalistes non-communistes). Pour beaucoup, Hitler était le Mussolini quil fallait à lAllemagne ! Souvenons-nous que le libéral Lloyd George vint rendre visite à Hitler à Berchtesgaden en 1936, en sortit très impressionné et vanta ce «George Washington» ! Avant dabdiquer, Edouard VIII dAngleterre, qui se voulait un roi social mais anti-communiste, admirait la politique économique de Hitler contre le chômage ! Heidegger nétait pas démocrate libéral mais soucieux du bien-être du peuple (le Volk), or Hitler réduisit spectaculairement le chômage en rendant confiance au pays. Il incarna un moment lidée dun Etat hiérarchisé, autoritaire (la tradition allemande de service), respecté à lextérieur (les vainqueurs de 1918 lui accordèrent ce quils navaient pas donné à Weimar et durent accepter la fin du Diktat de Versailles) et moins «classiste» dans la sélection des nouvelles élites : Heidegger était fils de tonnelier sacristain et souhaitait une société méritocratique plus égalitaire. Sur ces points, le nouveau régime lui paraissait une voie allemande (ni individualiste bourgeoise à la française ni égalitariste communiste) de communauté organique proche des thèses de Fichte et Hegel. Faye surinterprète donc la notion de Volk et le sens de ladjectif «völkisch», en les ramenant au sens racial nazi, car ces notions ont une longue histoire dans le romantisme allemand auquel Heidegger se rattache ici !
Il faut se représenter sans «les mains blanches» du moraliste abstrait ni anachronisme le «potentiel» que pouvait représenter cette révolution socio-politique et culturelle au début des années trente. Heidegger, comme une majorité dAllemands, était sensible à des réalisations positives du nazisme. On peut noter dans ses discours la rhétorique national-socialiste de lépoque ; de là comme Faye à imaginer quil fut le nègre de Hitler !
Sans doute comme philosophe espéra-t-il être «rappelé» et ne désespéra-t-il pas rapidement du nazisme. Mais il refusa le poste de professeur officiel du régime à Berlin au nom de linspiration de la province. Il lui était difficile ou peut-être impossible de quitter le parti publiquement sans être chassé de lUniversité et il paya donc ses cotisations. Cela fait-il de lui un «nazi» ?
Un travail sérieux à ce sujet devrait dabord se demander ce quest la doctrine nazie, avec ses variations secondes, puis en quel sens Heidegger fut «nazi», et suivre lévolution de sa pensée dans ses textes, en la comparant au nazisme officiel. On verrait que Heidegger ne fit pas longtemps partie des principaux philosophes et intellectuels du régime (Rosenberg, Krieck, Bäumler) : dire que Heidegger connaissait ces gens, appréciait certains de leurs travaux, eut des étudiants nazis, avait droit à des vacances en 1943 et recevait du papier pour imprimer ses livres est une argumentation assez déplorable, mais cela fait une bonne partie de celle de Faye
Heidegger par gros temps, le livre (absent de la bibliographie) de Marcel Conche, un de nos principaux philosophes vivants, qui sait ce quil doit à linfluence de Heidegger mais le critique à loccasion sans polémique tapageuse, résume bien les choses : Heidegger a eu «son» nazisme en partie imaginaire, un pari sur lévolution du Mouvement qui pour lui portait une part de réponse pratique et idéologique aux défis de lépoque. Mais il sen est écarté de plus en plus, en faisant la critique radicale mais philosophique dans ses cours, au point que nombre de témoins ont dit leur embarras devant les messages codés du professeur dans un contexte de répression et despionnage. Conche et dautres avaient déjà pointé les graves défauts de méthode et les distorsions factuelles inadmissibles du livre de Farias (1987), qui instruisait à charge contre Heidegger sur-interprétant dans un sens hitlérien tout ce qui pouvait être ambigu dans ses paroles, ses écrits et ses actes, en refusant à sa prudence les circonstances atténuantes du contexte politique (Farias a pourtant fui la dictature Pinochet !) et surtout du contexte de luvre elle-même. Mais ce quon narrivait pas à prouver, cétait le racisme et le biologisme de Heidegger, un point fondamental du nazisme réel.
Cest ce que Faye croit prouver. Il répète dabord tout le dossier habituel sur la vie et la pensée de Heidegger, de Hugo Ott (représentant le parti catholique qui vouait Heidegger aux gémonies depuis quil sétait converti au protestantisme) au politologue américain Richard Wolin (éditeur des textes de Löwith en américain et auteur de Politics of Being) en passant par LOntologie politique de Heidegger selon Pierre Bourdieu qui faisait de Heidegger un nazi et un antisémite à qui manquait (hélas !) la théorie du biologisme. E. Faye prétend «compléter» avec des documents accablants qui feraient enfin de Heidegger un nazi certes obscur et confus mais total, car pleinement raciste dans le domaine de la philosophie : bref le traducteur en concepts de Mein Kampf !
Bien après Karl Löwith, étudiant et disciple juif allemand de Heidegger et devenu le critique de Nietzsche et Heidegger comme penseurs nihilistes, Faye souligne son «décisionnisme» et le met en relation avec sa fréquentation du juriste nazi et théoricien de lEtat Carl Schmitt. Certes, mais décisionnisme nest pas nazisme ! La théorie de la souveraineté de Schmitt garde, malgré Faye et Zarka (qui publie une attaque contre Schmitt au même moment), une puissance conceptuelle qua bien montrée JF Kervégan (Hegel, Carl Schmitt et lEtat, PUF). Que lEtat en temps de guerre révèle sa potentialité totalitaire de mobilisation totale au nom de lui-même, comme incarnation du bien collectif de la communauté, cest ce que la Première Guerre mondiale a montré aussi à propos des démocraties ! On croit relire certains procès de Rousseau ou de Marx. Faye, comme un roi perse antique, tue le porteur des mauvaises nouvelles pris pour responsable de la réalité quil décrit. Faye devrait savoir que Machiavel a suscité lhorreur de ses contemporains, notamment des naïfs ou des hypocrites et bien plus tard des jésuites, pour avoir dévoilé la vérité de la politique sans la confondre avec la morale. Cela suffisait à passionner lhomme de concepts et penseur de lêtre quétait Heidegger. Quant à sindigner que la politique soit un rapport «ami-ennemi» dans les situations-limites de danger pour lEtat (salut public), cela nous renseigne sur les vux pieux de lauteur plus que cela ne réfute Schmitt, car, à lexpérience de notre présent, cela demeure la base de laction internationale (et parfois de politique intérieure) de tous les États. Que Heidegger dise quun Etat (même nazi) est fondé à éliminer ses ennemis jusque dans ses citoyens en cas de trahison, en définissant pour lui-même ce quil attend de ses membres et en «inventant» ses ennemis, cela na aucun rapport nécessaire avec un éloge de la Gestapo ou des déportations, encore moins avec lantisémitisme!
Linsistance de Heidegger sur labandon de lhomme, sa «déréliction» selon nos traducteurs, depuis Etre et temps (lêtre-là voué à lexistence dans le monde quil na ni créé ni voulu, mais où il est «jeté» par la vie («Geworfenheit»), dans une situation sociale, culturelle, politique etc., qui est toujours déterminée géographiquement, historiquement) est aussi imputée à un nihilisme tragique, menant logiquement au nazisme! La vérité est quil sagissait bien plus dune critique non-marxiste de lindividualisme abstrait (du capitalisme aussi) doù lintérêt pour cette approche dun penseur comme Gérard Granel qui neût de cesse de tisser la phénoménologie du capital de Marx et celle de la technique de Heidegger). Cette vision de la condition humaine est discutable pour des philosophes mus par la foi (les théologiens objectent que lhomme est créé et aimé) mais avant la foi il y a la finitude et lexistence sur fond de mortalité et deffacement des choses temporelles : Heidegger avait le portrait de Pascal sur son bureau. Lévinas trouve que Heidegger fait trop de part à des expériences négatives ou à des passions tristes, mais Heidegger en philosophe est méthodologiquement laïque ou agnostique et part de langoisse originaire de lhomme, être «mortel» et limité (fini), poussé par ce que Camus appelerait «labsurde», à «penser sa vie» et de là à entrer en philosophie en rappelant cette interrogation première : «pourquoi donc y a-t-il létant et non pas rien ?».
Faye estime cependant que linachèvement dEtre et temps tiendrait à une prise de conscience par Heidegger de la place du thème de la communauté historique nationale: mais cela nen ferait pas une communauté raciale pour autant ! Que lhomme soit un être social est une idée dAristote ! Rappelons contre Faye que les plus grands noms de la philosophie nont vu aucun rapport entre le nazisme et la pensée de Heidegger jusquà son acceptation du rectorat et que même après son adhésion, les meilleurs lecteurs, enthousiasmés par le style de cette pensée (Lévinas, Sartre, etc), y puisèrent largement, sans avoir le sentiment de se rapprocher du nazisme. Disons même que Lévinas, lun de ses tout premiers adeptes enthousiastes en France na jamais soupçonné, ni avant la guerre ni après, que Sein und Zeit eût pu être un texte protonazi ! De même, que les lectures-commentaires faites pendant la guerre à Lyon par deux résistants, Joseph Rovan (dorigine juive et remarquable germaniste) et Jean Beaufret, ne leur ont pas fait apparaître en pleine occupation la nature prénazie des textes de Heidegger quils avaient à leur disposition.
Pour une bonne part, Faye (comme Farias) confond sans cesse (technique de lamalgame) Heidegger le penseur-professeur et ses relations «nazies» (encore Schmitt), un de ses anciens étudiants (Erik Wolf, un juriste dont Faye fait le porte-parole de Heidegger), sa fidélité intérieure et sa pensée duniversitaire avec son appréciation comme membre du parti par les services du NSDAP. Mais Faye sait seulement montrer ce que le parti «perçoit» de «la distance politique» de Heidegger ! A ce sujet, on lit que le NSDAP, peu intéressé par le détail de la pensée heideggerienne, relativisait les critiques contre Heidegger de collègues philosophes bien plus zélés que lui, sachant que des disputes théoriques doublées danimosités personnelles les opposaient. Que le parti ait estimé que Heidegger était «fiable politiquement» pendant la guerre signifie-t-il pour nous que Heidegger était partisan des camps dextermination ? Cela signifie seulement que Heidegger était tenu pour un «intellectuel» prestigieux, qui nencourageait pas clairement ses étudiants à linsoummission et qui restait un patriote, un critique radical du marxisme, du communisme et du matérialisme libéral anglo-saxon, consacrait ses cours à des gloires nationales comme Hölderlin et Nietzsche ou à de vieux textes grecs. Les accusations de subversion de certains collègues laissaient les services du parti froids. Cest peut-être de quoi Heidegger voulut demander pardon à Jaspers en lui disant sa honte dans une lettre fameuse daprès-guerre.
Mettant bout à bout des textes philosophiques sortis de leur contexte avec des éléments extérieurs à la pensée de Heidegger, telle que nous la connaissons, Faye se facilite des démonstrations douteuses qui finissent généralement par lindignation vertueuse. Luvre de Heidegger serait intrinsèquement «lintroduction du nazisme dans la philosophie», réponse à ceux qui considéraient ladhésion au nazisme comme une simple virtualité parmi dautres. Faye veut nous offrir des preuves dans le texte mais dans uen apparente confusion ! Ainsi il attribue à Heidegger une ontologie militariste sur la base dun commentaire de fragments dHéraclite, qui voit la nature comme la lutte entre des éléments et doù sort la parure de lunivers : du polémos jaillit le Kosmos ! Et quand Heidegger indique que la motorisation de la Wehrmacht est un événement métaphysique, Faye croit y voir une exaltation du militarisme expansionniste au moment où larmée allemande commet des atrocités sur certains fronts (toujours lamalgame), alors que cette expression frappante et pédagogique doit être comprise dans le cadre dune pensée de lactualisation dans la réalité historique dinventions rendues possibles par le parachèvement de la «métaphysique» dans létance de la Technique (cest précisément toute la méditation qui commence après le rectorat). Se basant sur des notes de cours, Faye prétend dailleurs prouver que Heidegger était un mauvais professeur, qui ne comprenait rien à certains de ses sujets de leçons, par exemple sur la dialectique chez Hegel ! Ici il sagit dune grossière exagération à partir de quelques notes. Tous les témoignages de ses meilleurs étudiants, Gadamer, Biemel, Hannah Harendt, Elisabeth Blochmann, même Löwith et plus tard les membres du séminaire du Thor, reconnaissent lextraordinaire talent pédagogique dont les cours et les séminaires était lexercice même de la pensée la plus rassemblée en public. Et même en admettant que ce cours sur Hegel ait été réellement bâclé, ne savons-nous pas quon ne peut juger un professeur sur ses «jours sans» ? Professeur lui-même, M. Faye devrait ladmettre sans difficulté
Mais Faye donne un autre exemple : Heidegger serait anti-humaniste et ennemi du «sujet» libre, de lindividu exerçant rationnellement son jugement, naurait rien compris à Descartes, qui est le héros de lauteur. On peut discuter Heidegger, mais sa vision de Descartes en métaphysicien de la physique de Galilée (lêtre devient une étendue calculable qui relève des mathématiques ou de lesprit qui la conçoit adéquatement) est difficilement contestable et rejoint la pensée de Husserl, le fondateur de la phénoménologie et le maître - «juif» - de Heidegger! Quant à la critique du sujet cartésien, elle traverse la philosophie depuis Descartes ! Preuve de nazisme, Heidegger aurait selon Faye exalté la technique tant que le nazisme triomphait et serait tombé dans lobscurantisme anti-technique à partir des défaites de Hitler ! Or tout lecteur sérieux sait que Heidegger a critiqué la Technique dès ses cours sur Nietzsche avant la guerre et quil a toujours essayé de concevoir un rapport équilibré à la nature sans rejet de la science et de la technique, en soulignant lorigine cartésienne (sur le plan métaphysique) du projet de domination absolue de la nature. Que ce projet soit illusoire et dangereux est aujourdhui une banalité ! Une partie du nazisme a été à la suite du romantisme aux origines de lécologie, ce qui repose la question du sens de lengagement de Heidegger et des raisons de son éloignement du nazisme. Quant au fait que Heidegger se complaise dans la pensée obscure des pré-socratiques, refusant le soleil de la raison platonicienne, autre vieux procès caricatural, la vérité est quil cherche à comprendre comment naissent la philosophie et la tradition occidentale avec leur recherche de lorigine absolue des choses (cause ultime, fondement) et leur pente au systématisme. Pour Heidegger, le fond de lêtre est abyssal. Sa conception historiciste de la métaphysique (qui a joué un rôle dans lhistoire ultérieure de la philosophie et des révolutions cognitives) sallie à une méditation encore ignorante de son but («Chemins qui ne mènent nulle part» ou «de traverse» en quête de la lumière dune clairière) portée par un souci de dépassement du «nihilisme» (la disparition du sacré).
Lestocade doit être portée avec la preuve tant attendue du racisme ontologique, qui programmerait la Shoah ! Faye peine à trouver des bribes de textes ambigus sur «la race», tant ce thème est mince chez Heidegger ! Là encore, il surinterprète quand il en fait une adhésion à lanti-sémitisme obsessionnel et meurtrier de lEtat nazi. On peut certes sinterroger sur le sens de ces textes ou des phrases : tentation ou simples concessions à lidéologie dominante officielle ? Heidegger qui fréquenta certains anthropologues racistes était sans doute intéressé par la question des fondements scientifiques de ces théories, qui existaient, et de longue date, hors dAllemagne et tentaient de sopposer à luniversalisme. Il sagissait de proposer une théorie des processus historiques et des facteurs dhistoires différentes. Nétait-ce pas une façon de la mettre en question ? Dans un passage cité par Faye comme une preuve accablante, Heidegger se contente de rappeler la polysémie de la notion de Volk/peuple et dinviter ses auditeurs à garder le sens de la pluralité sémantique sous des mots-slogans ! Faye va jusquà affirmer que Heidegger priverait les morts de la Shoah de leur statut dhumain dans un texte où Heidegger avec un pathos pudique signale que les morts des chambres à gaz ont été privés dune mort humaine parce que traités en matériel pour usines à cadavres ! Et quand Heidegger dans cette conférence fameuse sur la Technique déplore le saccage de la nature et pointe entre autres phénomènes de perte du sens de notre humanité lagriculture industrielle (qui traite lanimal et le végétal en pur stock de ressources consommables) à côté des camps de la mort, on peut rejeter cette analyse mais non comme Faye, en dénonçant une relativisation de la prétendue responsabilité personnelle de Heidegger dans lextermination !
Que Heidegger ait été raciste et anti-sémite à un certain degré est possible (Rüdiger Safranski, son meilleur biographe, avec Heidegger et son temps, non cité par Faye, parle chez Heidegger au début des années 1930 dun «antisémitisme de concurrence», mais jamais dun «antisémitisme spirituel» ou «biologique»). Il est certain quil y a chez lui un attachement à lidée de culture nationale fondée dans la langue et un imaginaire collectif (le Rhin, la germanité mythologique, etc) et quil a pu considérer certains Juifs comme culturellement enracinés dans un cosmopolitisme de diaspora : Faye biologise à lexcès sur des bases fragiles voire grotesques ce nationalisme herdérien pour sen indigner et destituer Heidegger du nombre des philosophes pour cela. Mais ny a-t-il pas un racisme grec (anti-asiatique = anti-perse et anti-sémite) chez Homère théorisé par Aristote ? Il est beau de défendre le philosophe juif Husserl contre lingratitude supposée de Heidegger, mais Husserl nous a laissé un texte clairement entaché de racisme à légard des tsiganes sur lequel est revenu Derrida ! Or Faye oublie que le nazisme extermina les tsiganes, ce qui ferait de Husserl une sorte de caution morale de cette extermination ! Faye incrimine également des passages mystérieux et tronqués, dit-il, par les éditeurs des uvres complètes après 1945...
On attend donc toujours les preuves au-delà des interprétations, des promesses et des hypothèses de Faye. Pourtant Faye sestime assez informé pour exiger le retrait des uvres de Heidegger des bibliothèques de philosophie ! Heidegger contaminerait les jeunes esprits et devrait être rangé dans la documentation sur la propagande nazie. On croit rêver, car sans lui, combien de grandes uvres du vingtième siècle seraient-elles incompréhensibles, en tout ou partie ? Au lieu du «juge Faye», ne doit-on pas laisser les vrais philosophes créateurs de notre temps comme Sartre, Merleau-Ponty, Reiner Schürmann et parmi eux nombre de penseurs «juifs» comme Lévinas, Arendt ou Derrida inspirer notre jugement, par leurs dettes avouées et leurs usages de sa pensée ? Faye semble ignorer que Jaspers lui-même (marié à une Juive, en froid avec Heidegger et critique de certains aspects de sa pensée) demanda peu après la guerre le retour dans lenseignement de ce philosophe «indispensable à luniversité allemande !» (Qui a étudié leurs relations sait que Heidegger écrivit à Jaspers pour lui dire sa honte davoir joué un rôle dans luniversité nazie et davoir manqué de courage, mais quen revanche Jaspers loua son discours du rectorat).
Il faut noter labsence de grands noms dans la bibliographie : sont-ils nazis ou imbéciles les Biemel, Wahl, Haar, Grondin, Granel, Vattimo, Birault, et tant dautres parmi ses commentateurs et ses traducteurs, etc. ? Naurait-on pas eu besoin de leurs lumières ? Leurs travaux prouvent quil est absurde de réduire la pensée de Heidegger à sa période de proximité avec le nazisme. Il est vrai que Faye, et cest fort inquiétant, accuse de «révisionnisme» (après le bluff et le montage, le terrorisme intellectuel) les défenseurs de Heidegger, qui osèrent contredire les procès en cryptonazisme que sont les «scandales Heidegger». Défendre Heidegger témoignerait dune fascination pour le nazisme ou y mènerait, et produirait une collusion objective ou effective avec le négationnisme de la Shoah ! Pour la compréhension de la position de Heidegger sur le nazisme, mieux vaut lire Silvio Vietta, Heidegger critique du national-socialisme et de la technique.
De deux choses lune : ou luvre de Heidegger est distincte du nazisme et stimulante pour la pensée, et il est absurde den priver les étudiants (qui doivent apprendre à penser) et de la qualifier de nazie ; ou elle est intrinsèquement nazie et les universités sont remplies de nazis, de crypto- et paranazis ou dimbéciles! Faye prétend que loeuvre publiée est le fruit dune auto-censure après 1945 : il est étrange que les intellectuels qui jugèrent le cas Heidegger en 1945 pour la dénazification naient pas connus les fameux documents (qui devaient être accessibles), mais si on envisage cette hypothèse, les uvres révisées depuis 1945 ne sont donc plus nazies et cest pourtant ce que leur reproche encore Faye ! On ne comprend pas pourquoi, si ces archives avaient été aussi compromettantes Heidegger ne les eût pas fait disparaître de ses archives. Naïveté ou opération concertée de démolition/diffamation mise en scène par Faye après le ratage de Farias ?
Le livre se termine par une définition moralisante de lespace de la philosophie, qui feint dignorer quon fait rarement de la bonne philosophie en étalant ses bons sentiments et sa vertu outragée. A ce compte, il faudrait retirer des bibliothèques luvre de Hobbes, en qui on peut voir le chantre du totalitarisme ! Signalons que le politologue anti-nazi Franz Neumann intitula son étude de lEtat nazi Behemoth (1942), qui est aussi un titre de Hobbes ! (Bizarrement Y-Ch.Zarka, autrefois spécialiste de Hobbes, qui nen demanda jamais linterdiction et publie aujourdhui contre Schmitt, bénéficiant des mêmes pages de promotion dans la presse, est signalé en bibliographie par Faye ! Il y a des coïncidences !...) Un inquisiteur humaniste aussi exigeant que Faye devrait aussi savoir que Bergson en qui il exalte le vrai humaniste alla plaider lentrée en guerre des États-Unis auprès de la France pendant la Première Guerre mondiale et écrivit des textes contre la philosophie allemande qui ne lhonorent pas.
La question est derechef : pourquoi traiter précisément Heidegger en sorcière démasquée ? Au-delà dune stratégie personnelle ou collective de promotion, il y a sans doute un contexte idéologique. La clé de tout cela se trouve probablement dans la lecture même quEmmanuel Faye, après son père, veut nous interdire.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 13/02/2007 ) Imprimer
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