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Histoire & Sciences sociales -> Poches |
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Un ethnologue au château… | | | Eric Mension-Rigau Aristocrates et grands bourgeois - Education, traditions, valeurs Perrin - Tempus 2007 / 11 € - 72.05 ffr. / 601 pages ISBN : 978-2-262-02632-5 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion, 2002). Imprimer
En 1993, Eric Mension-Rigau soutenait sa thèse à lEHESS sur La Naissance et les valeurs. Léducation et la transmission des valeurs familiales dans laristocratie et dans la grande bourgeoisie de la belle Epoque à nos jours. Celle-ci fut éditée dès 1994 chez Plon, puis en 1997 chez Perrin qui la réédite aujourdhui dans sa collection de poche, Tempus.
Pour répondre à la question quil se posait sur la transmission des valeurs dans les élites sociales françaises, dès 1987, Eric Mension-Rigau a élaboré un questionnaire quil a proposé à des familles choisies (Bottin mondain, Association de la Noblesse française) ; le taux de réponses, particulièrement élevé (46%), lui a permis denquêter auprès de 464 personnes. Aux entretiens, il ajoute la consultation darchives familiales qui lui ont été ouvertes dans le cadre des rapports de confiance établis lors des rencontres. Reste posée la question dun objet qui se dérobe, de discours très construits dus au haut capital culturel des interviewés et à la forte image quils ont du groupe auquel ils appartiennent, dus aussi à limportance de la mémoire collective dans ce milieu. Par ailleurs, si le titre du livre pose aristocrates et grands bourgeois, dans la réalité dune part, Eric Mension-Rigau le remarque (p.18), le questionnaire apparaît plutôt centré sur laristocratie, et dautre part ce sont essentiellement des aristocrates qui se sont prêtés au jeu (267 aristocrates contre 197 grands bourgeois). Enfin le groupe des enquêtés comporte «190 hommes (dont 102 nés avant 1914 ou en 1914 et 88 nés après 1914) et 274 femmes (dont 170 nées avant 1914 ou en 1914 et 104 nées après 1914)». Ce qui permet de souligner une disparité forte entre les sexes qui ont des rôles sociaux dont les différences sont fortement inscrites dans les faits. Par ailleurs une des limites de la réédition tient peut être à lâge des enquêtés et dans certains cas on peut considérer que les signes relevés tiennent davantage ou au moins autant - à la culture générationnelle quau milieu social. Réserve faite même si en 1990-1991, avec Cyril Grange, une courte enquête complémentaire a été menée auprès de quatre jeunes couples de lAssociation dEntraide de la Noblesse française.
Pour analyser et décrire la transmission des valeurs, Eric Mension-Rigau étudie trois axes complémentaires : lapprentissage de la mémoire, lapprentissage de la distinction, lapprentissage de lexcellence. Il analyse les réponses au filtre des études sociologiques (M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, P. Bourdieu
) et du regard de lhistorien (cf. l'apport des enquêtes et travaux divers menés par M et J. Ozouf, M. Perrot) ; il sinscrit dans lhistoire des représentations collectives (P. Ariès, M. Agulhon
). Si le travail est celui dun historien, Proust nest jamais loin, et on pense souvent aussi au roman que Jean dOrmesson, démarquant Proust, avait consacré à lhistoire de sa famille : Au plaisir de Dieu. Romanciers et historien parlent dune même voix pour décrire un univers qui les fascine également.
Un premier chapitre en forme dintroduction est consacré à la «forteresse familiale» et sattache à décrire le mode déducation et limportance de la propriété familiale, longtemps transmise au fils aîné, le «chef de famille». Une éducation à part, au début du XXe siècle encore dispensée dans la demeure familiale par des précepteurs et des gouvernantes. Lidentité du groupe social se retrouve aussi dans lhabitat : châteaux provinciaux, résidences parisiennes dans des arrondissements précis (en particulier le VIIe) ; la sociabilité sy établit selon des réseaux précis, construits de longue date, héritages dhistoire et de tradition, renforcés par des mariages si possible endogamiques (doù limportance de surveiller et dentretenir le réseau de fréquentations, le rôle des clubs, des rallyes pour les plus jeunes, etc.). Les mésalliances («gentil mariage» ou pire : «sot mariage») y sont redoutées, et la «brebis galeuse» peut être exclue à jamais du groupe. Cependant, si lourds soient-ils, le cas échéant, les secrets sont tus dans lintimité du groupe et préservés par un fort sentiment de solidarité. Le sentiment identitaire partagé nempêche cependant pas les strictes hiérarchies internes.
Pour tous «Lapprentissage de la mémoire» (première partie) est essentiel. Se repérer dans lhistoire familiale, qui souvent recoupe lHistoire de France, est un élément fondamental de la transmission. La parfaite connaissance de la généalogie, entretenue par les tableaux dancêtres au mur, lhistoire des meubles et objets du décor familier, la conservation et le classement des archives, lécriture des mémoires, la fidélité à la terre et au domaine des ancêtres : autant déléments indispensables aux membres du groupe, qui font lobjet dune transmission soigneusement entretenue, génération après génération. Dans cet ensemble, la «maison» est le pivot essentiel. Aussi, se résoudre, contraint par lévolution du temps, à vendre ces demeures trop lourdes dentretien est une «expérience crucifiante» (p.129). Quel que soit leur âge, les enquêtés insistent sur le souvenir denfances heureuses en bande de cousins, regroupés autour des parents et grands-parents ; univers clos, peuplés de parents, de paysans, de fanfares et de chasses dans un monde rural éternellement fidèle et que seuls ils comprennent : «les bourgeois ne savent pas parler aux paysans, les aristocrates, eux, savent être polyglottes» (p.191).
Pour maintenir vivant cet apprentissage de la mémoire, les membres du groupe font «lapprentissage de la distinction» (deuxième partie). Apprentissage qui passe par une parfaite maîtrise de la langue française. Eric Mension-Rigau parle à ce propos de «langage considéré comme lun des beaux arts»
Tous les enquêtés insistent sur limportance de la langue. Le vocabulaire, sa richesse, le choix des termes, la prononciation, le recours volontaire à des expressions «populaires» soit pour montrer la proximité avec une ancienne France paysanne, soit pour se démarquer avec ironie dune France ouvrière, toujours avec le mépris du petit-bourgeois : autant dusages sociaux de la langue qui confirment lappartenance au groupe. On retrouve des pages entières de Proust sur le même thème lorsque le narrateur énumère à lenvie les prononciations correctes des noms de familles aristocratiques, ou cite les expressions «peuple» des Guermantes. Deux caractéristiques essentielles de ce langage : emprunter des termes au monde rural et saffranchir des conventions courantes pour affirmer sa supériorité. La conversation - quil faut aussi savoir meubler de silences - est un art social reconnu et dont les codes ne sont pas immédiats. Tout ceci sorganise en un savoir-vivre qui suppose maîtrise de soi et respect de lautre, et rend possible la vie en société.
La tenue compte beaucoup : faire oublier et sublimer tout à la fois le corps, navoir ni geste ni parole déplacés. Bien se tenir à table, observer les préséances familiales, se voussoyer, être galant en toute occasion, permet aussi de respecter un ordre voulu. Les «bonnes manières» sont censées ne pas sapprendre (les traités de savoir vivre sont écrits pour la bourgeoisie), mais imprégner dès lenfance et durer une vie entière. Elles répondent à des codes précis qui renvoient à la chevalerie et à la société de cour, ritualisés et profondément intégrés. La part des concessions à lévolution des murs du temps existe certes, mais est la plus faible possible. Elles sont des signes quasi infaillibles des différences sociales. «Au miroir de lEurope» (p.348), laristocratie française apparaît donc plutôt repliée sur elle-même, tout en demeurant très anglophile ; anglophilie entretenue par lusage de la nurse anglaise, le souci du bilinguisme, même sil sagit de comportements davantage observés à Paris quen province.
Certains de leur supériorité sociale, aristocrates et grands bourgeois se distinguent enfin par «lapprentissage de lexcellence» (troisième partie). Il faut avant tout éviter toute confusion avec les parvenus et donc marquer ses distances avec les richesses matérielles, se méfier des richesses trop récentes, ne pas faire étalage de ses biens, garder en tout une discrétion de bon aloi. Afficher sa simplicité est affaire de goût, seul le «nouveau riche» se livre à des dépenses ostentatoires. Largent nest jamais défini comme une valeur en soi, même si les enquêtés nen manquent pas et si tout leur intérieur prouve une opulence. Certaines occasions requièrent des dépenses somptuaires : par exemple les mariages qui, là aussi, répondent à des codes précis (invitations, tenues, etc.) ou encore les réceptions, temps nécessaires de la sociabilité mondaine. Les évolutions du XXe siècle ont cependant entraîné des ruptures dans les usages, les enquêtés le constatent avec nostalgie, mais reste que laristocratie se voit toujours comme «une excellence offerte en modèle» (p.480) et saffirme confiance dans la qualité de ses valeurs et la certitude quelles se maintiendront, en dépit dadaptations inévitables, mais mineures.
Eric Mension-Rigau écrit bien, il insère avec bonheur les très nombreuses citations de ses enquêtés, il nous décrit un monde suranné, exotique d'une certaine façon, univers quil analyse avec finesse et fascination, en demeurant souvent en retrait des citations reproduites et inégalement commentées.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 20/04/2007 ) Imprimer
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