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La chasseresse et la Gorgone | | | Jean-Pierre Vernant La Mort dans les yeux - Figures de l'Autre en Grèce ancienne Hachette - Pluriel 2008 / 6.20 € - 40.61 ffr. / 116 pages ISBN : 978-2-01-279426-9 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
On ne présente plus Jean-Pierre Vernant (1914-2007), décédé il y a un an, ancien résistant, philosophe, anthropologue et helléniste, qui a renouvelé notre compréhension des mythes et de la religion de la Grèce ancienne, ouvrant les études grecques aux champs variés de lanthropologie et de la psychologie historique. Les éditions Hachette ont décidé de réimprimer dans la collection «Pluriel» un petit essai publié en 1985 et déjà réédité en poche en 1998 (augmenté dun dialogue de lauteur avec Pierre Kahn). Cette réimpression ne comprend malheureusement pas les huit planches dillustrations donnant à voir les visages de Gorgô ou Méduse la Gorgone, mais aussi la figure grotesque de Baubô, qui est en même temps un bas-ventre féminin, ou des masques de Dionysos, de satyre ou de vieillard. Cependant, la table des illustrations, désormais inutile, a curieusement été conservée... Cet oubli est-il un indice quon ne saurait montrer lAutre ? Le livre sintéresse en effet à des puissances divines, souvent représentées par des masques, qui ont toutes également rapport à laltérité : Dionysos, mais surtout Gorgô (la Gorgone Méduse) et Artémis.
Louvrage souvre sur Artémis, «personne séduisante dont la jeunesse unit bien des charmes à beaucoup de dangers» (p.11). Chasseresse sauvageonne, elle est aussi la Jeune Fille, la pure Parthenos, vouée à une virginité éternelle, menant dans les bois le chur des Nymphes ses compagnes. Elle préside en fait aux limites, aux frontières entre deux mondes, celui de la civilisation et de la sauvagerie. La chasse, activité quelle patronne, permet la rencontre de ces deux univers. Courotrophe, elle prend soin de tous les petits, ceux des animaux et ceux des humains, quils soient mâles ou femelles. Elle conduit les jeunes humains jusquau seuil de ladolescence quils doivent franchir avec son accord pour accéder, à travers les rituels dinitiation auxquels elle préside, à laccomplissement de lâge adulte (létat dépouse et de mère pour la fille, celui de citoyen-soldat pour le garçon). Elle protège également les accouchements, lenfantement constituant à la fois le terme de la lente maturation des filles dont la déesse est responsable, et le début, pour le nouveau-né, de sa croissance patronnée par la déesse. Dans la guerre, Artémis joue aussi un rôle comme salvatrice dans les situations critiques, quand le conflit risque de basculer brutalement du côté de la sauvagerie. Cest aussi pour conjurer ce risque de plongée dans la barbarie quon lui égorge, en préliminaire au combat, une chèvre, le plus sauvage de tous les animaux domestiqués. Ainsi, dans tous ces domaines, cest toujours comme divinité des marges quopère Artémis, avec le double pouvoir de ménager, entre sauvagerie et civilisation, les nécessaires passages, et de maintenir strictement les frontières au moment même où elles se trouvent franchies.
Ces marges peuvent être fort inquiétantes. Avec lArtémis Taurique, on a affaire à une divinité présentée comme barbare, étrangère, sauvage et sanguinaire, à qui lon offrait des sacrifices humains. Mais cette Artémis Taurique se fait grecque, quand sa statue est transférée à Sparte ou à Athènes (suivant les versions), et elle devient une puissance dintégration et dassimilation. Dune manière un peu analogue, les Grecs installent Dionysos, qui incarne la figure de lAutre dans leur panthéon, au centre du dispositif social, en plein théâtre. Mais le problème de laltérité dans la Grèce antique ne peut se limiter à la représentation que les Grecs se sont faite des autres, quil sagisse du barbare, de létranger, de lesclave, du jeune ou de la femme. Lenquête doit aussi prendre en compte lextrême altérité qui se manifeste à travers «lautre de lhomme» (p.29), notamment le monstrueux. Cest alors que Jean-Pierre Vernant mobilise la figure dune puissance étrange qui opère à travers le masque, la terrible Gorgô (ou Gorgone).
Lhorrible Gorgone peut se présenter iconographiquement sous deux formes : celle du gorgoneion (le masque seul), ou celle du personnage féminin à face gorgonéenne. On la trouve figurée sur les vases, mais aussi au fronton des temples, sur les boucliers, décorant des ustensiles domestiques, etc. Son visage se présente de face, ce qui est plutôt rare dans la peinture grecque. Il se caractérise par une monstruosité qui mêle lhumain et le bestial (chevelure hérissée de serpents, dents de sanglier), le masculin (barbe) et le féminin. La bouche, ouverte en rictus, sallonge jusquà occuper toute la largeur du visage, présentant ainsi un visage grimaçant. Cette figuration oscille entre lhorreur du terrifiant et le risible du grotesque. Vernant note aussi le jeu dinterférences entre la face de Gorgô et limage du sexe féminin, quil rapproche également du personnage de Baubô et des étranges statuettes de femmes-ventres de Priène. Fidèle à sa méthode inspirée de Dumézil, lauteur tente ensuite déclairer les modes daction, les domaines dintervention et les formes de manifestation de Gorgô. Il montre quil sagit dès les poèmes homériques dune puissance de terreur et dépouvante, dont limage peut méduser lennemi sur le champ de bataille. Proche dArtémis la sauvageonne (elle est représentée sur le fronton de son temple à Corcyre), elle lest aussi dAthéna la guerrière, autre déesse vierge, qui arbore sa face sur sa poitrine. Dans lOdyssée, Gorgô est une puissance infernale, sa tête gardant le domaine dHadès et de Perséphone. Son masque exprime laltérité radicale du monde des morts quaucun vivant ne peut approcher. Dans la Théogonie dHésiode, les Gorgones appartiennent à la descendance de Phorcys et Kètô, parents de divers autres monstres vivant «loin des dieux et des hommes». Surs des Grées (les Vieilles), dEchidna (la Vipère, mère de Cerbère) et du Serpent gardien des pommes dor des Hespérides, elles habitent aux frontières du monde, du côté de la Nuit. Deux dentre elles sont immortelles, mais Méduse est mortelle. Elle seule cependant sunit à Poséidon. Quand Persée tranche sa tête, de son col surgissent Chrysaor (père du monstrueux Géryon, le géant à trois corps) et le cheval ailé Pégase. La Gorgone manifeste ainsi son affinité avec des animaux (serpent, chien et cheval) dont la forme et la voix entrent dans la composition du monstrueux et de linquiétant.
La thématique sonore se retrouve dans lassociation de Gorgô avec certains instruments de musique capables de produire un effet dépouvante sur leurs auditeurs. Ainsi, lart de la flûte (à la fois linstrument, la façon de sen servir et la mélodie quon en tire) a été inventé par Athéna pour simuler les sons des Gorgones. Mais la déesse rejeta linstrument qui lenlaidissait et la faisait ressembler à Méduse et ses surs. Le satyre Marsyas sen empara et prétendit ensuite rivaliser avec la lyre dApollon. Ces récits nous apprennent que les sonorités de la flûte sont étrangères à la parole humaine (à la différence de la lyre qui permet laccompagnement par le chant). De plus, le visage aux joues gonflées du flûtiste évoque le masque de Gorgô. La flûte est aussi linstrument associé au délire, à la transe et à la possession, celle de Dionysos, mais aussi la rage furieuse du «bacchant dHadès» évoquée par Euripide. La terreur qui agite ainsi le possédé, qui le fait danser sur lhorrible mélodie de la flûte, remonte directement du monde infernal : elle sassimile à la puissance dun trépassé ou dun démon vengeur.
Si Méduse ou Gorgô ne fait lobjet daucun culte, il existe dans la religion grecque des puissances redoutables qui lui sont apparentées, les déesses-têtes Praxidikai. Ces divinités ont la charge dexécuter les vengeances et de garantir le serment. Comme pour Gorgô, il peut parfois sagir dune puissance unique, Praxidikè, assimilée à Perséphone et appelée «mère des Euménides». A Haliarte en Béotie, il y avait près de la source Tilphousa un sanctuaire des Praxidikai où lon ne pouvait prêter serment quaprès sêtre assuré de sa parfaite pureté religieuse, sous peine dêtre livré à une crise furieuse dépouvante.
Dans le masque de Gorgô, dans cette étrange tête isolée, les classifications usuelles (entre féminin et masculin, jeune et vieux, beau et laid, humain et bestial, céleste et infernal
) apparaissent brouillées. Un mélange inquiétant sopère ainsi, analogue à celui que Dionysos réalise vers la communion dun âge dor, et vers lunion à la divinité. Mais avec Gorgô ce désordre se fait par lhorreur et leffroi, dans la confusion de la Nuit, et surtout dans la Mort. Le monstrueux dont il est ici question ne peut être abordé que de face. Voir la Gorgone, cest être pétrifié par son regard et cesser dêtre soi-même, cest passer du statut dêtre vivant à celui de puissance de mort, devenir aussi inerte que la pierre ; cest, en définitive, affronter laltérité radicale de la mort.
Lanalyse de Vernant, et le dialogue avec Pierre Kahn à la fin du livre le souligne sans ambiguïté, est fort éloignée et même très critique par rapport à lanalyse psychanalytique, qui décèle par exemple dans la décapitation de Méduse un complexe de castration. Vernant se méfie des généralisations de la psychanalyse, qui ne tiennent pas compte de la relativité des phénomènes culturels dans le temps et dans lespace. Il se garde ainsi de toute forme dinterprétation symbolique immédiate et universelle. Si lauteur reconnaît quil appartient à une époque et à une culture que la psychanalyse a marquées, il ne croit pas pour autant quelle puisse proposer un modèle dinterprétation à valeur générale quil sagirait simplement dappliquer à tel ou tel contexte.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 19/03/2008 ) Imprimer
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