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Entretien avec Philippe Descola (3ème partie)
Entretien avec Philippe Descola (3ème partie)


Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines), 2006, 623 p., 35 €, 14,0cm x 22,5cm, ISBN : 2-07-077263-2.
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Philippe Descola est anthropologue au Collège de France. Son dernier ouvrage Par-delà nature et culture (éditions Gallimard) constitue une contribution majeure à l'anthropologie mais aussi à l'ensemble des sciences humaines. Son ambition est de revenir sur la fameuse distinction nature/culture, sorte de point aveugle de la pensée occidentale moderne. Philippe Descola n'entend pas en faire le procès mais bien plutôt de la restituer au sein d'une grammaire générale des cosmologies. Elle apparaît alors comme un des usages du monde possibles…


Parutions.com : Parmi les éléments qui brouillent les frontières classiques de notre naturalisme, vous citez l’éthologie et l’évolution du droit, notamment du droit des animaux. Dans cette perspective, comment interprétez-vous le texte que Claude Lévi-Strauss avait présenté en 1976 à l’Assemblée nationale où il proposait de redéfinir les Droits de l’Homme (Claude Lévi-Strauss, «Réflexions sur la liberté», in Le Regard éloigné, Plon); l’Homme ayant des droits non plus en tant qu’être moral mais en tant qu’être vivant. Cette proposition avait, selon son auteur, l’immense avantage de permettre un réel développement des droits de tous les êtres vivants. Est-ce là une issue possible ?

Philippe Descola : En 1976, la proposition de Claude Lévi-Strauss était révolutionnaire. Elle a été d’une certaine façon reprise chez Singer et Regan, philosophes des droits animaux. Ces auteurs partent de l’idée qu’à partir du moment où des êtres sont doués de sensibilités et capables d’actions autonomes, ils ont des droits. Dans la mesure où Claude Lévi-Strauss ne parle pas de sensibilité, mais bien du vivant, il va plus loin. De fait, il y a deux attitudes possibles en la matière : une morale biocentrique, à l’instar de ce que prône Lévi-Strauss, et une morale écocentrique, qui a plutôt ma faveur. Personnellement, je suis assez sensible à la pensée éthique d’un auteur comme John Callicott. Héritier d’Aldo Leopold, il met l’accent sur l’idée d’une conservation des écosystèmes, c’est-à-dire sur l’importance qu’il y a à ne pas induire un déséquilibre qui rendrait l’évolution et la perpétuation de ces écosystèmes impossibles. Or, parce que les humains jouent le rôle principal dans l’écosystème terrestre, il leur revient la responsabilité de maintenir les conditions de perpétuation de cet écosystème. Une telle position a le mérite de faire droit à l’inanimé.

Venise, par exemple, est un écosystème hautement anthropisé, fondé sur un déterminisme très important : l’omniprésence de l’eau. Or, même si Venise ne se caractérise pas au premier chef par sa biodiversité, on peut défendre l’idée qu’elle est un mixte d’humains et de non-humains (des mouettes, des gondoles, des courants marins…) qui mérite, à bien des titres, notre attention et notre protection. On ne serait pas très loin alors d’une attitude holiste qui caractérise certains collectifs analogiques. L’idée d’écosystème me semble donc plus féconde pour penser les relations humains/non humains au sens le plus large possible, en y intégrant donc le non vivant, les artefacts.

Parutions.com : Il ne faudrait pas toutefois opérer une muséification du monde.

Philippe Descola : Non, c’est pourquoi je parle des systèmes les plus anthropisés. Il faut être totalement pragmatique dans cette affaire. Si dans certains cas on peut tenter une restauration d’un écosystème ancien profondément dégradé, dans d’autres cas des artefacts particulièrement sophistiqués peuvent être considérés comme désirables en soi, à l’image d’un écosystème urbain comme Venise. Le principal est d’établir un va et vient constant entre le local et le global. L’entretien de l’écosystème entendu en son sens local ne devant pas – c’est là la limite ultime – mettre en péril l’écosystème plus global qu’est la biosphère.

Parutions.com : Vous nuancez fortement les grands déterminismes et insistez sur la notion de choix des sociétés. La liberté en ce sens apparaît comme une thématique forte de votre ouvrage. Cette position est assez remarquable puisque la mondialisation est souvent présentée comme le développement d’une puissance matérielle nécessairement néfaste pour la diversité culturelle.

Philippe Descola : Mon premier travail d’ethnologue était une étude sur les rapports entre une société amazonienne et son environnement. Je l’ai mené à une période marquée aux Etats-Unis par une extraordinaire expansion du déterminisme géographique, dans des versions parfois délirantes. En France, Claude Lévi-Strauss a plutôt eu tendance à aborder ces contraintes matérielles, le type d’environnement au sein duquel une société se développe, comme une sorte de lexique de propriétés à partir duquel cette société construit sa syntaxe propre des énoncés symboliques comme les mythes. On travaillait donc ces questions dans une perspective infiniment moins contraignante. Très critique vis-à-vis du déterminisme géographique, j’ai pu montrer que si des contraintes environnementales existent, elles n’entraînent pas mécaniquement des formes d’adaptation sui generis (Ph. Descola, La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l'écologie des Achuar, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1986). Plus tard, je me suis intéressé à la question de la domestication et de l’apprivoisement. J’étais alors frappé par le fait que même si l'on peut dire qu’il existe un continuum dans les techniques d’actions sur le vivant, la façon dont les gens se représentent ces techniques joue un rôle et que ce n’est qu’à la faveur de contraintes très fortes que l’on passe d’un mode à un autre. Par exemple, les Indiens d’Amazonie apprivoisent de très nombreuses espèces d’animaux sauvages, mais ils ne les mangent pas et n’essayent pas de les faire se reproduire en captivité. De ce point de vue, donc, l’apprivoisement n’est pas l’ancêtre de la domestication, mais quelque chose d’entièrement différent. Ces deux expériences m’avaient largement éloigné de toute forme de déterminisme.

Mais ces remarques laissent entier le problème du choix. Evidemment, le choix collectif n’existe pas. Jamais 100 000 personnes ou un million de personnes ne se réunissent pour décider de ce type de question. La seule chose que l’on peut alors faire est de tenter de voir si ces choix étaient faisables, si des moyens existaient pour les mettre en œuvre et de dégager les raisons éventuelles pour lesquelles cela ne s’est pas fait. Cette perspective peut être un point d’ancrage pour mieux comprendre non pas une évolution des techniques, mais pour comprendre comment, dans des ensembles étroitement associés d’humains et de non-humains, certaines options vont devenir possibles et d’autres pas. J’ai été très influencé par un article fondamental d’un savant génial et trop peu connu, Georges-André Haudricourt, à la fois, ethnologue, linguiste, technologue, botaniste et agronome, qui s’intitule «Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d'autrui» (in A.-G. Haudricourt, L'Homme II, pp. 40-50, 1962). Il mettait l’accent sur une correspondance entre traitement de la nature et traitement d’autrui. Selon lui, il n’y pas de déterminisme d’un coté ou de l’autre ; il n’y a pas un traitement des humains qui engendrerait un traitement des non-humains ou, à l’inverse, un certain type d’action sur la matière qui aurait un effet sur le traitement des humains. Ce sont bien plutôt des grands schèmes d’actions sur le vivant, humain et non humain, dont on peut montrer qu’ils sont en continuité indépendamment des domaines ontologiques auxquels ils s’adressent. C’est cette idée très féconde qui m’a conduit à m’intéresser aux schèmes d’intégration de la pratique.

Ma seconde conviction concernant les déterminismes notamment techniques est que ce que l’on appelle ordinairement le progrès technique repose fondamentalement sur des révolutions dans les modes de relation. S’il est très important de décrire les chaînes opératoires, de comprendre comment ces chaînes se transforment, ces descriptions ne sont jamais totalement satisfaisantes pour rendre compte des options techniques des différentes sociétés. Je crois que même si cette idée n’est pas très originale, elle doit être répétée. Nous sommes en effet profondément habitués à percevoir la technique comme une instrumentation, un système d’objets ou une procédure qui en eux-mêmes signaleraient des ruptures. Or je pense que la technique est avant tout une forme de relation à la matière vivante et non vivante, dont l’homme. Si l’on considère les techniques comme des relations de ce type, il faut admettre que les «révolutions techniques» sont rares dans l’histoire de l’humanité. Ce n’est pas nier leur importance. Quelles sont-elles ? La délégation des fonctions mécaniques organiques à des objets, c’est-à-dire l’instrumentation – et qui précède l’hominisation puisqu’on la trouve aussi chez les animaux, notamment les grands singes ; la domestication des plantes et des animaux ; les techniques matérielles de comput – dont on peut se dispenser en développant les techniques de la mémoire ; le stockage qui permet la conservation de l’énergie, sont les exemples les plus connus de ces révolutions dans l’objectivation d’une nouvelle relation technique. Mais on n’en compte peut-être pas plus d’une dizaine dans l’histoire de l’humanité.
Si aujourd’hui, contrairement à beaucoup de contemporains, je ne suis pas perturbé par les changements techniques, c’est tout simplement parce que je pense qu’il y en a très peu. Il y a des continuités évolutives au gré des innovations ; mais entre un cheval et un Concorde, pour moi, il n’y a pas de grande différence. La grande révolution ce fut de déléguer le transport à autre chose qu’à ses propres fonctions organiques, après ce sont des perfectionnements.

Parutions.com : Vous évoquez et plaidez pour un «universalisme relatif». Cet universalisme ne partirait pas d’une définition a priori de l’homme mais tenterait de restituer les modes de relation que les hommes établissent avec l’ensemble de leur environnement.

Philippe Descola : Le terme «relatif», comme dans pronom relatif, signifie «qui met en relation». Autant les éléments qui composent le monde sont en droit infinis, autant les relations qui les unissent ne le sont pas. Il n’y a pas milles manières de mettre des termes en relation. Je plaide en effet pour une démarche qui s’attacherait à faite l’inventaire et à étudier les modes de compatibilités entre les relations, et qui permettrait une véritable intelligibilité du type de choix opéré par certains collectifs pour privilégier certaines relations plutôt que d’autres ; à la manière d’une table de Mendeleïev, mais où les éléments fondamentaux seraient les relations elles-mêmes. Cela pourrait constituer une alternative au régime épistémologique dominant du naturalisme que Latour appelle l’universalisme particulier, c’est-à-dire un universalisme pipé qui reconduit clandestinement la cosmologie dualiste du naturalisme avec son face à face entre une nature universelle et des cultures particulières. C’est aussi un appel à considérer les sciences humaines et sociales comme non-séparées des autres sciences, et de les percevoir toutes ensembles. Est-il besoin de dire ici que l’organisation actuelle de nos sciences est le produit de notre histoire naturaliste ? Est-il besoin d’en souligner tous les inconvénients ?

Parutions.com : Cette proposition peut elle participer à régénérer un nouvel humanisme ?

Philippe Descola : Si l’humanisme n’est pas conçu à partir d’un sujet étroitement défini par les caractéristiques qu’on lui donne dans les philosophies du sujet, alors oui. L’humanisme est un mouvement d’émancipation et de libération curieusement fondé sur le décentrement anthropologique ; il émerge à l’époque des grandes découvertes où l’Europe comprend qu’elle n’est qu’un petit bout du monde. Si l’on reprend cet esprit de l’humanisme érasmien, si l’on considère que l’humanisme est la négociation de valeurs qui seraient unanimement acceptables par tous les humains et qui feraient droit aux besoins et exigences des non-humains par un travail de décentrement anthropologique – comme cela a été le cas dans le premier humanisme – alors oui, c’est là un humanisme que j’appelle de mes vœux.


Propos recueillis par Sophie Jospin et Guy Dreux le 10/05/2006
( Mis en ligne le 02/09/2006 )
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