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Histoire & Sciences sociales  ->  Antiquité & préhistoire  
 

Vie et mort des civilisations
Jan Assmann   La Mémoire culturelle - Ecriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques
Aubier - Historique 2010 /  30 € - 196.5 ffr. / 372 pages
ISBN : 978-2-7007-2361-8
FORMAT : 15cm x 24cm

Traduction de Diane Meur
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On définit encore aujourd'hui l'Histoire comme la période – encore inachevée, n'en déplaise à Marx - qui débute avec l'apparition de l'écriture. Avec cette dernière le passé peut devenir l'objet d'enquêtes (au sens du mot historia en grec ), et le présent consigné en direction des générations futures. Cependant toutes les sociétés n'ont pas choisi d'adopter le même comportement face à leur passé, et l'écriture n'a pas été utilisée aux mêmes fins historiques dans toutes les civilisations.

L'égyptologue Jan Assmann, célèbre entre autres pour ses travaux sur la déesse Maât et sur l'apparition du monothéisme, a entrepris depuis les années 80 d'analyser avec sa soeur et consoeur, l'angliciste Aleida Assmann, les conditions de formation de ce qu'ils ont convenu d'appeler la «mémoire culturelle» des sociétés : par ce terme, ils désignent la connaissance du passé qui fonde l'identité d'un groupe, permise par l'entretien des «lieux de mémoire» chers à Pierre Nora, et la transmission des mythes, rites et savoirs qui fondent une culture. La tâche était si ardue qu'ils se proposèrent de se partager le travail, Jan Assmann restreignant ses recherches à son domaine de compétences, l'antiquité.

On se félicite que le livre, achevé en 1992 et publié en Allemagne, soit enfin traduit en français. Car il est des écrits qui deviennent vite incontournables et dont on peut gager qu'ils resteront des références pour des générations d'historiens. Celui-ci en fait indéniablement partie, tant par la maîtrise des notions analysées, la rigueur du vocabulaire employé, la pertinence des exemples choisis - qui en font un modèle de méthode analytique peu souvent égalé - que par l'éclairage nouveau qu'il apporte sur les sociétés antiques étudiées.

Comme la plupart des grands livres de référence cependant, sa lecture est loin d'être aisée, et beaucoup de lecteurs risquent de ne pas passer les cent premières pages, car l'aridité des conceptualisations qu'il propose peut vite paraître déroutante. En effet, avant de nous proposer, en seconde partie, quatre études de cas extrêmement éclairantes quant à la façon dont les sociétés antiques ont envisagé leur passé et les conséquences que cela a eu sur la perception que nous avons d'elles aujourd'hui, Jan Assmann propose une première partie presque exclusivement théorique, aussi ardue qu'indispensable pour bien comprendre les enjeux du problème.

Dans la partie théorique, Jan Assmann explique que l'élaboration de la «mémoire culturelle» d'une société dépend de trois facteurs : la «culture du souvenir», d'abord, c'est-à-dire le rapport au passé de la société étudiée, la «culture de l'écrit» ensuite, ou comment elle a forgé sa tradition, enfin de quelle manière elle a fondé son «identité culturelle».

Le chapitre sur la «culture du souvenir» fait appel à la notion de sociétés froides et chaudes développée par Levi-Strauss : ce dernier distinguait les premières, qui «gèlent» l'histoire en ne retenant du passé que ce qui prouve que rien n'a changé, et celles – sociétés chaudes - qui se réfèrent au passé pour éclairer le présent mais aussi l'avenir. Dans cette perspective, Assmann qualifie ainsi de «souvenirs froids» les listes de rois et annales des anciens Égyptiens par exemple, qui donnent accès au passé mais n'invitent pas à s'y intéresser ; à l'opposé, les mythes constituent pour lui des «souvenirs chauds», lorsqu'ils permettent une transformation du passé en histoires fondatrices (par exemple L'Exode ou la chute de Massada pour Israël) ou l'évocation d'un âge d'or (par exemple L'Illiade d'Homère ).

Les mythes sont dans toutes les sociétés célébrés par des fêtes et des célébrations rituelles, qui, à condition qu'elles soient répétées de générations en générations, garantissent au groupe la circulation du savoir identitaire. L'apparition du texte va permettre de s'affranchir de cette répétition avec la constitution d'un «canon», écrits sacrés ou normes très contraignantes qui fondent et stabilisent l'identité collective, et qui pour être transmis nécessitent l'intervention d'un tiers, l'interprète. On assiste là dans la société étudiée à la mise en place d'une «continuité textuelle», qui se substitue à la «continuité rituelle», grâce à la formation d'une tradition qui est amenée à perdurer, et caractéristique de son identité culturelle.

Cependant cette dernière ne va pas de soi, et Assmann s'interroge alors sur les conditions lui permettant de se constituer : la conscience identitaire peut s'établir de deux manières différentes, par ce qu'Assmann nomme «l'intégration» et la «distinction». Certaines sociétés en effet ont forgé leur identité culturelle à partir de l'intégration d'unités auparavant distinctes qui s'assemblent autour d'une culture commune : ce fut le cas par exemple en Égypte ancienne avec l'union de la Haute et de la Basse Égypte. D'autres ont appuyé au contraire leur identité par l'affirmation de leur culture par rapport à ce qui n'en fait pas partie : Assmann songe aussi bien dans ce cas à la culture juive maintenue vivace à l'intérieur de la diaspora, (exemple de distinction latérale), qu'à l'élitisme de l'aristocratie égyptienne (forme de distinction verticale).

Comment expliquer à partir de là que des civilisations, ayant pourtant développé une identité culturelle très forte, aient néanmoins disparu ? Assmann rappelle qu'à l'exception peut-être de la société des Incas, la mort des civilisations ne s'explique pas par une extinction physique de ses membres, mais à la suite d'un oubli culturel collectif. Et si l'on peut aisément comprendre la disparition progressive des civilisations reposant sur l'oralité, qu'est-ce qui explique que parmi les civilisations ayant développé une grande culture de l'écrit, certaines soient mortes, tandis que d'autres ont perduré jusqu'à nos jours ? C'est là que l'essai d'Assmann devient passionnant, car s'appuyant sur les énoncés théoriques que le lecteur patient aura laborieusement assimilés, il propose quatre études de cas, centrées sur les trois principales grandes civilisations antiques, L'Égypte, Israël et la Grèce ancienne, qui ont élaboré de manières différentes leur mémoire culturelle, avec des conséquences radicalement opposées.

Pour Jan Assmann, Israël peut se prévaloir de l'invention de la religion, au sens où celle-ci est devenue le gage de la pérennité de la culture, alors que dans les autres sociétés antiques, culture et religion n'étaient pas distinguées et mouraient ensemble. C'est à partir de la réforme josianique, concrétisée dans le Deutéronome, 5ème livre de Moïse, qu'Israël développe la mémoire culturelle qui lui a permis de perdurer jusqu'aujourd'hui. Historiquement, cela correspond au moment où la destruction du Temple en 587 av J.-C entraîne la déportation des Hébreux à Babylone. Dans le Deutéronome, l'Exode devient une «figure-souvenir», acte fondateur qui définit le peuple juif par l'émigration et l'espoir d'un retour, effectif en 537. Les rites anciens sont ainsi codifiés dans un canon textuel nécessitant constamment une exégèse : c'est ce qu'Assmann appelle le passage d'une continuité rituelle à une continuité textuelle toujours vivante aujourd'hui.

Par un passage par l'étude des cultures du cunéiforme, Jan Assmann affine sa théorie : l'historiographie hittite montre clairement que l'histoire au Proche-orient antique est liée au développement d'institutions juridiques qui font qu'on a besoin de connaître le passé pour comprendre le présent. L'histoire est constamment le champ d'interventions divines pour châtier ceux qui n'ont pas tenu les pactes qu'ils avaient conclus. A la lueur de ce constat, la compréhension des autres civilisations devient plus limpide : ainsi en Israël le Deutéronome peut être vu comme une grande confession qui récapitule les manquements d'un peuple. Alors seulement l'histoire s'emplit de sens et de signification, et la connaissance du passé devient par là-même indispensable.

Si Israël peut être vue comme l'origine de la religion, la Grèce antique est indéniablement à l'origine du développement des sciences et de la philosophie. Pour l'expliquer, Assmann détermine deux phases décisives dans l'histoire grecque. D'abord, l'écriture par Homère de L'Illiade, à une époque charnière - au moment de la rupture entre la jeune société mycénienne et la société archaïque - permet la constitution d'un passé au sens d'un âge héroïque qui servira désormais de référence. Ensuite, au IVe siècle à Alexandrie - au moment du passage de la culture grecque à la culture hellénistique -, se met en place la fixation d'un canon des classiques (qui vont d'Homère à Euripide) qui permet une stabilisation d'un sens culturel universellement prolongeable : les classiques grecs sont devenus la mémoire de l'occident grâce au principe de l'hypolepse, à savoir le développement d'un esprit critique qui s'appuie toujours sur des textes anciens pour en faire de nouveaux, tout en gardant en mémoire les positions critiquées. Des désormais classiques Homère, Platon ou Euripide découlent ainsi tous les autres textes, dans la recherche permanente d'une vérité qu'on n'atteindra jamais tout à fait, susceptible d'engendrer ad vitam eternam une production intertextuelle. C'est à partir de ce principe qu'ont pu se développer jusqu'à nos jours les sciences et la philosophie en occident, et c'est ce qui explique la pérennité de la culture grecque et ses dérivées jusqu'à nos jours.

L'Égypte figure quant à elle un cas à part : après trois millénaires durant lesquels sa culture a à peine évolué, les conquêtes grecques et romaines mettent finalement un terme à sa civilisation. L'explication réside là encore dans la façon dont les Égyptiens ont forgé leur mémoire culturelle. Au départ, la culture égyptienne se développe autour de l'événement intégrateur de l'union de la Haute et de la Basse Égypte, elle-même symbolisée par le mythe fondateur d'Horus et Seth. Or l'Égypte a fait le choix d'un discours monumental : si dans les textes, l'écriture évolue énormément dans une cursive qui ne doit bientôt plus grand chose aux hiéroglyphes originels, sur les monuments au contraire, l'écriture reste fidèle à sa figurativité d'origine sans la moindre déperdition, et ce jusqu'à la fin de la culture égyptienne. Il n'y a donc pas dans les textes la constitution d'un canon nécessitant une exégèse permanente, comme en Israël ou en Grèce : la continuité unique de la culture égyptienne se traduit sur les temples, liés aux rites, et elle forme donc une «continuité rituelle», et non une «continuité textuelle». A la période gréco-romaine, la mémoire de la culture égyptienne s'enferme dans les temples, où le texte est partout, commémorant un âge originel où la Maât (l'ordre, la justice) régnait sur terre, mais figé de telle sorte que seul le prêtre, refermé sur lui-même, devient l'incarnation de l'égyptiannité. De ce fait Assmann montre que l'Égypte ancienne n'a pas été capable de développer cette culture exégétique à l'aide de laquelle les cultures grecque et israélienne ont su garder présent jusqu'à nos jours le sens stabilisé et survivre à la fin du monde antique.

La thèse d'Assmann est plus que séduisante, d'abord parce qu'elle permet d'appréhender autrement la vie et la mort des civilisations anciennes, ensuite parce qu'on pressent qu'elle dépasse largement le cadre de l'antiquité, à l'heure où la mémoire et l'identité sont plus que jamais un sujet de questionnements.


Natacha Milkoff
( Mis en ligne le 27/04/2010 )
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