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Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur Athènes ? | | | Laurent Gourmelen Kékrops, le Roi-Serpent - Imaginaire athénien, représentations de l'humain et de l'animalité en Grèce ancienne Les Belles Lettres - Etudes anciennes 2004 / 39 € - 255.45 ffr. / 472 pages ISBN : 2-251-32657-X FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne (mémoire sur Les représentations du féminin dans les poèmes dHésiode) et dun DEA de Sciences des Religions à lEcole Pratique des Hautes Etudes (mémoire sur Les Nymphes dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia, il est actuellement professeur dhistoire-géographie. Imprimer
Kékrops nest pas le plus connu des personnages de la mythologie grecque. Les consonances mêmes de son nom «heurtent loreille hellène et évoquent plutôt les sonorités rocailleuses dune langue barbare» (p.63). Ancêtre primordial et premier roi dune Athènes pré-politique, autochtone et gègénès (né de la Terre), hybride mi-homme mi-serpent, occupant une position médiane entre les règnes divin, humain et animal, cet être des origines est beaucoup moins célèbre que ses successeurs plus politisés Erechthée et Thésée.
Laurent Gourmelin, ancien élève de lENS Fontenay-Saint-Cloud, agrégé de lettres et maître de conférences de langue et littérature grecques à lUniversité dAngers, sest pourtant intéressé à lui au point de lui consacrer sa thèse, à lorigine de ce livre publié aujourdhui dans la collection dEtudes anciennes des Belles Lettres. Louvrage comprend donc un apparat de notes conséquent (situé en bas de page, ce qui est plus commode pour la continuité de la lecture), une bibliographie dune quinzaine de pages, trois index fort utiles (textes anciens, noms propres, mots et notions), un catalogue iconographique et même des illustrations effectuées par lauteur lui-même à partir de vases grecs (idée soufflée par François Lissarrague, présent à son jury de thèse ?).
Une première partie très générale présente les particularités du personnage. Après avoir rappelé limportance, en plus des représentations iconographiques, dun texte comme la Bibliothèque du pseudo-Apollodore pour connaître les détails de la biographie de notre héros, lauteur présente les principaux caractères de Kékrops. Né de la Terre, il est incontestablement gègénès. Mais ce terme ne se confond pas avec celui dautochtone, qui renvoie à une spécificité supplémentaire, celle dêtre né dune terre précise et délimitée spatialement, une contrée appropriée et investie par un groupe humain, donc un territoire civique qui relève dun concept politique. Le sol (chthôn) dont est issu Kékrops nest pas celui, politisé, de la cité, mais celui, plus géographique et vague en somme pré-politique de la contrée attique, la chôra. Il faut dailleurs remarquer quil nexiste dans limaginaire grec aucun mythe racontant la naissance ou la création dun ancêtre unique du genre humain. Chaque région, chaque cité y va de sa propre tradition.
La seconde caractéristique importante de Kékrops est sa double nature : diphuès, il relève à la fois de lhomme et de la bête, en loccurrence du serpent, animal pour le moins ambigu dans le système de représentations des anciens Grecs (il peut être monstrueux et mortifère). Une tradition voit même dans Kékrops un hybride entre lhomme et la femme. Enfin, il est considéré comme le premier roi dAthènes (malgré la présence dun mystérieux prédécesseur, Aktaios, son beau-père, qui ne semble être là que pour lui fournir une épouse), ou du moins du pays (chôra, et non polis) qui fut nommé daprès lui Kékropia. Il est également récupéré comme héros éponyme par la réforme de Clisthène, à moins quil ne sagisse du second Kékrops, fils et successeur dErechthée, lui-même fils de Pandion (mais ce second Kékrops a toutes les chances de nêtre quune création tardive, probablement pas antérieure au IIIe siècle av. J.-C.). Cest sous son règne en tout cas que se place la dispute (éris) divine entre Athéna et Poséidon pour la possession de lAttique. Les pistes se brouillent quand une tradition fait de Kékrops un colon venu dEgypte, version peu compatible avec son autochtonie, mais où lon retrouve lidée dancienneté du personnage (le pays des Pharaons étant conçu, bien que barbare, comme celui du peuple le plus ancien du monde). Kékrops est aussi linventeur du mariage monogamique, et joue donc un rôle de médiateur entre la nature sauvage et la civilisation.
La deuxième partie développe de manière plus approfondie les pistes esquissées dans la première. Sont dabord abordés les repères de la vie de Kékrops. Sa naissance ne fait pas lobjet dun récit. Il est simplement fils de la Terre, mais de la Terre seule, à la différence dErichthonios/Erechthée, né du sperme dHéphaïstos répandu sur le sol attique (mais il est fréquemment présent, dans liconographie, sur les scènes représentant la naissance de celui-ci ; ce sont au reste ses filles qui élèvent son petit frère en autochtonie
). Inventeur de lunion monogamique, il épouse Agraulos/Aglauros (les noms diffèrent suivant les versions, sans quil faille y voir une erreur de copiste). Une de ses filles porte dailleurs ce dernier nom, confusion significative ; tout se passe comme si Agraulos incarnait en fait le statut de mère ou de gunè, et Aglauros celui de fille ou de parthénos, mais quelles constituaient en fait le même personnage, apportant une solution originale, face aux mâles autochtones, au problème de lascendance maternelle. Kékrops na guère de chances avec ses enfants. Aglauros est lamante dArès (ce qui lui vaut peut-être de figurer dans le serment des éphèbes athéniens) et Hersé celle dHermès. Kourotrophes du jeune Erichthonios, elles sont punies de leur curiosité par Athéna qui leur avait interdit douvrir le coffre où elle avait caché son jeune protégé. Pandrosos, sage et innocente, est la plus proche dAthéna, et a son enclos près de lErechthéion sur lAcropole. Kékrops a aussi un fils, Erysichthon, mort jeune et sans descendance, doù lapparition dErichthonios, véritable fondateur de la lignée royale athénienne qui aboutit à Thésée. Kékrops est lancêtre primordial, quasiment toujours représenté sous les traits du vieux roi, digne, aux cheveux souvent blancs. On sait par Clément dAlexandrie que son tombeau se trouvait sur lAcropole, mais on na pas, comme pour sa naissance, de récit sur sa mort.
Il apparaît essentiellement comme un passeur de légitimité aux origines dAthènes, figure du roi civilisateur et médiateur, jouant un rôle déterminant dans le temps primordial qui voit se différencier et se séparer définitivement dieux, hommes et animaux. Spectateur et même probablement acteur lors de moments clés comme léris divine entre Athéna et Poséidon ou la naissance dErichthonios, il semble être lartisan dun premier synoecisme pré-politique, sédentarisant les premiers habitants de lAttique. Législateur et inventeur, il fonde aussi des cultes et le sacrifice végétarien (en raison de sa bienveillance, linvention du sacrifice sanglant ne lui est pas attribuée), apparaissant comme le contraire de son contemporain arcadien Lycaon, qui par le sacrifice humain et la métamorphose en loup bascule du côté de la bestialité.
La troisième partie du livre sintéresse à un aspect plus ambigu, voire inquiétant, de Kékrops : son ophiomorphisme, qui en fait le frère équivoque de la dangereuse Echidna ou du dragon thébain meurtrier des compagnons de Cadmos, sans parler des belliqueux Géants anguipèdes ou de Python. Même si des liens anciens avec un autre animal chthonien, la cigale, peuvent être décelés, Kékrops nen reste pas moins, en dessous de la ceinture, un serpent, inéluctablement. Mais cest un bon serpent, comparable à Erichthonios/Erechthée ou au serpent domestique de lAcropole, loikouros ophis. Les parallèles avec le récit de fondation de Thèbes (Cadmos entretenant lui aussi des liens ambigus avec le serpent, tuant le drakon de la source Dirké, mais se retrouvant transformé à la fin de sa vie en reptile) ou avec la légende du salaminien Kychreus (Laurent Gourmelin aurait pu ajouter le Sosipolis éléen dont parle Pausanias, même sil ne semble pas être un roi des origines) permettent danalyser les non-dits et les silences mythiques autour de Kékrops comme une volonté politique et idéologique athénienne docculter la part sombre, monstrueuse et liée au Chaos originel quimplique lautochtonie.
Létude de Laurent Gourmelin rejoint donc les travaux de Nicole Loraux, abondamment citée tout au long de louvrage, mais aussi ceux de Marcel Detienne dont le dernier livre, Comment être autochtone ? (Seuil, 2003), est curieusement absent de la bibliographie. Ultime ruse du serpent ?
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 07/03/2005 ) Imprimer | | |