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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
| Sophie Lalanne Une éducation grecque - Rites de passage et construction des genres dans le roman grec ancien La Découverte - Textes à l'appui 2006 / 27.50 € - 180.13 ffr. / 312 pages ISBN : 2-7071-4365-0 FORMAT : 13,5cm x 22,0cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Sophie Lalanne, agrégée de lettres classiques et docteure en histoire, est maîtresse de conférences en histoire ancienne à luniversité de Paris I. Elle appartient à léquipe de recherche Phéacie (universités de Paris I et Paris VII) qui sintéresse aux pratiques culturelles dans les sociétés grecque et romaine, et dont lun des axes de travail porte sur la construction des genres, dans la lignée des travaux de sa directrice Pauline Schmitt-Pantel. Cest au reste sous la direction de cette dernière que Sophie Lalanne a effectué sa thèse de doctorat (soutenue en 1999) dont est issu ce livre. Elle y étudie les héros et héroïnes du roman grec ancien, et dégage de leurs aventures une véritable paideia (éducation) aristocratique grecque à lépoque impériale, qui sanalyse dans le cadre désormais fécond en France des études sur le genre, ce dont rend bien compte le sous-titre de louvrage.
Elle rappelle dès lintroduction que le roman, genre littéraire qui nous est désormais si familier, est alors complètement inédit. Il est aujourdhui à peu près certain que le roman a vu le jour au 1er siècle ap. J.-C. en Asie Mineure, et sest diffusé dabord au sein des provinces orientales hellénophones de lEmpire romain. Les cinq titres conservés dans leur intégralité sont Callirhoé de Chariton, les Ephésiaques de Xénophon dEphèse, Daphnis et Chloé de Longus, Leucippé et Clitophon dAchille Tatius et les Ethiopiques dHéliodore. Des résumés sont donnés en annexe de lintroduction. Dautres uvres ont été conservées sous une forme fragmentaire, comme Ninos, Métiochos et Parthénopé (dont les portraits, issus dune mosaïque, ornent la couverture) ou les Babyloniaca de Jamblique. Tous ces romans sont conçus plus ou moins sur le même modèle : un jeune homme et une jeune fille tombent amoureux lun de lautre ; ils se marient parfois, ou alors senfuient. Séparés, ils affrontent une longue série dépreuves qui les conduisent souvent vers des destinations lointaines, après un voyage maritime mouvementé. Puis ils sont finalement réunis avant de réintégrer la société de leurs parents.
Sophie Lalanne montre que le schéma de construction du roman grec prend la forme dun rite de passage à lâge adulte, empruntant à la fois au modèle de linitiation héroïque, qui concerne un individu exceptionnel, et au modèle de linitiation tribale, qui concerne une génération entière appelée à franchir la barrière séparant les jeunes des adultes. Ce schéma repose selon elle sur trois thématiques : la formation dun couple hétérosexuel fondé sur un mariage ou destiné au mariage ; un exil forcé prenant la forme dun voyage maritime ; une préparation à lâge adulte constituée dépreuves à caractère dramatique. Le roman grec serait le produit de la reformulation à lépoque impériale dune initiation de la jeunesse aristocratique grecque, mais la question est de savoir ce que signifiait lapparition de ce genre nouveau dans le milieu des notables grecs et des gens de lettres vivant sous la domination romaine. Il sagit aussi pour lauteure de se placer dans une perspective dhistoire du genre en accordant un intérêt particulier aux héroïnes, sans négliger pour autant les personnages masculins qui ont beaucoup à nous apprendre sur les mécanismes de construction sociale de la virilité et de la masculinité dans une société patriarcale.
Il sagit certes ici dune éducation idéalisée et dramatisée relevant plus du domaine des représentations que des réalités sociales, mais elle concerne aussi bien les filles que les garçons, intégrant dans une seule et même éducation civique la préparation des hommes à leurs tâches de citoyens bons pères de famille et la préparation des filles à leurs rôles dépouses et de mères. Dans son analyse, lauteure abandonne donc logiquement la perspective psychologiste et individualiste par trop anachronique qui est habituelle dans les études traditionnelles portant sur la production romanesque. Sa méthode consiste à mettre les romans en série pour en extraire les thèmes les plus caractéristiques, à considérer la structure autant que le contenu, à faire jouer lintertextualité, et à multiplier les études lexicales (comme sur le nom donné aux différentes classes dâge de jeunes, tant chez les garçons que chez les filles, même si le vocabulaire est un peu plus limité pour ces dernières).
La première partie sattache à présenter ce nouveau genre littéraire. Il est dabord replacé dans son contexte historique, qui est celui dune permanence du modèle civique grec au sein de lEmpire romain (la cité grecque nest pas morte à Chéronée !). Le contexte culturel a également son importance, car on peut rattacher le roman au mouvement de renaissance des lettres grecques de la Seconde Sophistique caractéristique de lépoque antonine (96192 ap. J.-C.), qui sétend même au début du siècle suivant. Le deuxième chapitre sintéresse au roman comme genre littéraire, aux premiers romanciers, à leur cercle de diffusion et leur réception. Produit des plus hautes sphères de la société grecque et hellénisée qui vivait dans les cités des provinces orientales de lEmpire romain, originaire dAsie Mineure où il connut un rapide et franc succès, le roman se répandit à travers lEmpire, à Rome dabord, mais aussi en Egypte et en Syrie. Le troisième chapitre sintéresse à la place des jeunes dans le roman, abordant successivement les questions de vocabulaire (un lexique utile des mots grecs désignant les différentes classes dâge est fourni à la fin du livre), la définition de la jeunesse et sa place dans la société décrite dans le roman grec.
La deuxième partie de louvrage traite de la transformation des héros et des héroïnes dans le cadre dune initiation juvénile : leurs aventures sont envisagées comme un rite de passage à lâge adulte. On retrouve dans les séquences du récit les trois étapes du processus initiatique mis en lumière par Van Gennep : séparation, séjour dans les marges, réintégration. Sophie Lalanne sintéresse ensuite aux héroïnes, étudiant successivement chacune dentre elles pour voir comment elle devient une femme. Mais les romans nous présentent aussi une «fabrique de lhomme grec». Il sagit pour les héros masculins de se montrer à la hauteur de ce quon attend socialement deux, à savoir une valorisation de landreia (nom grec du courage, qui apparaît donc étymologiquement comme une valeur masculine) mais aussi la domination à légard des femmes (en particulier lépouse).
La troisième partie concerne la construction des identités sexuées que lon peut déceler à luvre dans ce processus initiatique. La paideia masculine grecque est un apprentissage de landreia, qui ne va pas sans un certain paradoxe : la masculinité doit en effet faire lobjet dun apprentissage et dune construction sociale, à tel point que Sophie Lalanne en vient à paraphraser Simone de Beauvoir : «On ne naît pas homme, on le devient» (p.204). La position masculine dominante ainsi construite est ensuite présentée comme naturelle, à légard des femmes en général et de lépouse en particulier. Léducation des femmes dans le roman est dabord placée sous le patronage dArtémis, protectrice des vierges (parthénoi) et vierge elle-même. Mais les héroïnes passent ensuite sous la tutelle des déesses de la maturité (Aphrodite, Isis, Astarté, Séléné). Seule Chloé peut sembler exclue de cette forme dinitiation, puisque les Nymphes sont les uniques déesses de tutelle. Or, les Nymphes se situent justement à mi-chemin entre jeunes filles et femmes mariées, entre parthénoi et gunaikes. Se dessine alors un idéal de la femme grecque qui en fait un personnage sans identité, renforçant les attentes masculines vis-à-vis du rôle des femmes dans la société. La violence apparaît même comme une paideia pour la femme. Malgré son apparente supériorité, lhéroïne du roman grec est contrainte à la docilité. La socialisation des filles, qui sopère par les séquences dépreuves et les récits mythologiques, a pour fonction de renforcer le dimorphisme sexuel qui les soumet à leurs époux. La violence sexuelle nest pas exclue comme fondatrice du mariage, et la menace de viol peut être analysée comme un rite de passage spécifiquement féminin.
Le livre de Sophie Lalanne est influencé par les travaux de Michel Foucault ou de John J. Winkler, mais la discipline historique rigoureuse et systématique de son étude lamène parfois à nuancer certaines de leurs conclusions. Ce modèle détude des constructions des genres montre avec brio que les deux mouvements de prédominance du masculin et détouffement du féminin sont indissociables et complémentaires. Une éducation des filles visant à leur présenter comme naturelle lexclusion des femmes de la sphère publique, et à leur faire accepter cet abaissement, ne doit pas masquer le fait quelle est la contrepartie indispensable à la formation du citoyen. Cest donc une représentation très classique de la cité grecque que mettent en avant les romans grecs. Le thème de lémancipation féminine à lépoque impériale apparaît donc bien comme un miroir aux alouettes. Même dans lEmpire romain, les femmes grecques restent les filles de Pandore
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 20/04/2006 ) Imprimer
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