| Raphaël Draï Abraham ou la recréation du monde Fayard 2007 / 26 € - 170.3 ffr. / 590 pages ISBN : 978-2-213-63044-1 FORMAT : 14,0cm x 22,0cm
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion, 2002). Imprimer
Professeur à la faculté de droit et de science politique dAix Marseille, Raphaël Draï aborde lunivers biblique avec un regard interdisciplinaire (droit, théologie, psychanalyse
). Auteur dune uvre abondante, il sessaie aujourdhui à une sorte de pari impossible : faire la biographie dAbraham.
Abraham, «Père des croyants», héros fondateur revendiqué par les trois monothéismes, et sur qui - à ce titre - chacun sest forgé un point de vue. Biographie impossible en raison du peu de documents, alors que la source unique est le récit biblique, abondamment commenté au cours des siècles ! Sur quelles sources se fonder ? Comment renouveler éventuellement les lectures du personnage et de son itinéraire ? En près de 600 pages dun texte exigeant, parfois aride, Raphaël Draï nous entraîne à redécouvrir cette histoire à la fois trop et mal connue. Une enquête passionnante quil choisit de mener en partant du texte hébreu de la Bible, parfois trahi ou amoindri par les traductions. Il en souligne la richesse : «Cependant le texte biblique présente cette particularité que nous avons reconnue ailleurs : celle de produire ses propres révélations dès lors quon laborde comme si cétait pour la première fois, et ce quel que soit le nombre dheures déjà passées à le scruter. Toute lecture ainsi entendue se révèle neuve et novatrice» (p.463).
En confrontant le texte à une grille de lecture interdisciplinaire (et en particulier psychanalytique), en se référant aux commentaires du Midrach, du Zohar, de la littérature kabbalique, en comparant les différentes traductions du texte biblique, Raphaël Draï fait pas à pas revivre lhistoire dAbraham, dont le destin aura été de recréer le monde (voir le sous-titre de louvrage). Recréer, à linitiative de Dieu, le monde, lui redonner un équilibre, telle est en quelque sorte la mission qui lui est assignée et que Raphaël Draï voit inscrite dans la lettre hei (chapitre I, «La Création et le secret de la lettre hei»), lettre ajoutée aux noms dAbram et de Saraï qui deviendront Abraham et Sarah, tels que nous les nommons depuis. Cinquième lettre de lalphabet hébreu, médiatrice de la première dizaine : «cette lettre hei est ainsi mise en évidence chaque fois quil est question déquilibrer ou de rééquilibrer un processus en cours, susceptible de se déporter vers un extrême ou lautre» (p.37).
Hei a quatre significations : larticle défini, le féminin, la direction et le questionnement. Cette richesse sémantique illustre pleinement le rôle dAbram/Abraham : «Comme Abram sera voué à relever lhumanité des abysses du Déluge, il sera incité à la relever des conséquences de la confusion babélienne, celle qui avait rendu les langages humains non communicants entre eux et les pensées des hommes plus quhermétiques : étranges et menaçantes les unes envers les autres» (p.39). Raphaël Draï partage son texte en deux parties : «La sortie dOur Casdim. Avant Abraham, Abram». Puis : «Aimer Dieu. Aimer les humains. Le Père des Croyants». Des notes en bas de page, précises, indiquent les références bibliographiques de lauteur.
Abram se voit imposer par Dieu des épreuves successives, au cours desquelles il est amené à changer profondément. Fils dun sculpteur didoles à Our Casdim (Ur, en Chaldée), la ville du roi Nemrod, affrontant le roi et ses croyances païennes, survivant à lordalie par le feu, il répond à lordre de Dieu : partir. Il est envoyé avec Saraï son épouse, Loth son neveu, les siens et ses biens, vers Canaan, Canaan dont lEternel promet à Abram : «Cest à ta descendance que je destine ce pays» (Gn, 12,7 ; R.D., p132). En chemin, sur la montagne, Abram élève un autel à Dieu. Puis il «descend» vers lEgypte, où règne la famine. Certain que le pharaon désirera Saraï en raison de sa beauté, il la fait passer pour sa soeur ; là encore, lépreuve sera finalement surmontée, et Pharaon laissera partir les époux, chargés de biens. Raphaël Draï note que «dans la symbolique hébraïque, le mot «sur» est également synonyme de «sagesse» et «dintelligence»» (p.149).
La troisième épreuve réside dans le conflit qui oppose Abram et Loth et Abram saura laisser partir son neveu vers la direction choisie par celui-ci : la ville de Sodome. Pris dans les guerres, Abram rencontre le mystérieux Melchisédech, figure de la sagesse, et maintient le cap de sa mission, sans se laisser entraîner à des alliances douteuses, à la différence de Loth. Reste la stérilité et lâge avancé dAbram et de Saraï. Autant dobstacles qui seront dénoués au cours des épisodes suivants : la naissance dIchmaël queut Abram avec la servante égyptienne Hagar, sur les conseils de Saraï, lalliance avec Dieu, symbolisée par la milah (circoncision) auquel Abram se soumet ainsi quIschmaël. («or Abraham était âgé de quatre vingt dix neuf ans lorsque fut retranchée la chair de son excroissance. Ismaël son fils était âgés de treize ans lorsque la chair de son excroissance fut retranchée» - Gn,17,234-25, R.D., p.317). Puis Dieu change leurs noms, avec lajout de la lettre hei : Abraham et Sarah. Désormais la prophétie divine peut saccomplir et malgré leur âge avancé (100 ans et 90 ans), ils peuvent engendrer. «Ton nom ne sénoncera plus Abram : ton nom sera AbraHam, car je te fais le père dune multitude de nations» (Gn,17,5 ; R.D., p.289).
Mais à partir de là souvre la seconde partie de leur vie : Abraham, figure de lhospitalité qui reçoit les Anges envoyés de Dieu, qui tente déviter la destruction de Sodome. Epargnés, Loth, son épouse et leurs deux filles fuient la ville, mais lépouse passe outre linjonction et se retourne : elle est instantanément transformée en statue de sel. Alors quils se cachent, misérables, dans une grotte, les filles de Loth décident denivrer leur père pour procréer. De laînée descend le peuple des moabites, auquel appartient Ruth, la mère du Roi David, lancêtre de Jésus. Récit étrange que celui de ce tabou de linceste violé ici, et dans quelles conditions, et de ses conséquences.
Reste à Abraham et Sarah à affronter les ultimes épreuves : la naissance dIsaac en dépit de leur âge, naissance annoncée par une prophétie qui parut si insensée quelle déclencha le rire de Sarah
; lexpulsion dIchmaël, appelé à devenir le père dautres nations, et enfin le sacrifice ultime : celui dIsaac. Abraham obéit malgré tout, et si au dernier moment lange sauve Isaac, il nen est pas de même de Sarah qui meurt au cours du récit que lui fait un serviteur du sacrifice. Abraham acquiert pour lenterrer le champ de Makhpéla, propriété dEphron. Il reposera le moment venu auprès delle. Mais avant de mourir il se préoccupe de donner une épouse à Isaac : Rébecca, que va chercher le serviteur Eliézer. Ayant réglé son testament et le partage de ses biens entre les siens, Abraham meurt.
Parmi les multiples intérêts que présente la biographie, il y a les liens qui se nouent entre lauteur et son sujet : et ici, si lhistoire est ancienne - selon la tradition Abraham vécut vers moins 1800, ses implications sont contemporaines. Raphaël Draï, que la quatrième de couverture présente comme «profondément engagé dans le dialogue des religions et des cultures», conclut son travail avec une dernière phrase qui léclaire (ou qui éclaire ses intentions) : «En un temps où les idéologies gisent sur le bord du chemin comme des chevaux fourbus dont le sang perle aux flancs et aux naseaux, en ce temps où lon ne cesse de confirmer la mort de Dieu, dannoncer la disparition de lHomme et la fin de lHistoire, il importait de raconter lhistoire dun homme qui aima Dieu aussi fort que les hommes, dun homme parmi les siens qui avait compris que lHistoire naît dès la simple parole qui invite quelquun à entrer chez nous, à lui faire hospitalité, parce que la route est encore longue et quil nest pas sûr que la nuit soit aussi claire que le regard de lhôte» (pp.574-75).
Un texte sans concessions, destiné à un public cultivé et exigeant, qui pourra, sil le désire, aller plus loin en utilisant les suggestions du chantier bibliographique (pp.577-581). Un seul regret - minime certes - : que léditeur ait pratiqué une relecture trop rapide (ou trop confiante dans les compétences des correcteurs informatiques) laissant ainsi de nombreuses coquilles, en parfaite contradiction avec la qualité du texte.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 08/10/2007 ) Imprimer
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